Leo frémit.
— Hmm.
Le sourire de la vice-présidente n’exprimait pas la moindre satisfaction.
— Parfait. Cette enquête est à présent terminée. Les parties désirant se plaindre ou faire appel peuvent s’adresser à la direction générale de GalacTech sur Terre.
Si vous l’osez, parut ajouter son sourcil relevé. Même Van Atta eut le bon sens de ne pas en rajouter.
L’ambiance dans la navette durant le voyage de retour à l’Habitat était quelque peu fraîche. Claire, accompagnée par une des infirmières de l’Habitat dont on avait écourté le congé de trois jours pour l’occasion, était recroquevillée à l’arrière, Andy dans les bras. Leo et Van Atta se tenaient aussi loin l’un de l’autre que possible dans l’espace limité du vaisseau.
Seul dans son coin, Leo s’interrogeait. Se pouvait-il qu’il fasse erreur sur le compte de Van Atta ? Cet empressement à obtenir des résultats immédiats puisait-il sa source dans une inquiétude réelle pour le sort des quaddies ? Pour leur survie ? Non. Après réflexion, sûrement pas. Le seul souci qui agitait Van Atta était son propre bien-être. Pas celui d’autrui. Et encore moins celui de simples Homo quadrimanus…
S’efforçant de se détendre, il regarda par le hublot. Les voyages provoquaient toujours une certaine exaltation chez lui, en dépit des innombrables déplacements à son actif. Des millions de personnes, une énorme majorité, en fait, ne quittaient jamais leur planète. Il était un des rares à avoir cette chance.
La chance aussi d’avoir son job. La chance d’avoir accompli quelque chose de positif au fil des ans.
L’imposante station de transfert de Monta avait sans doute été le couronnement de sa carrière, l’entreprise la plus importante sur laquelle il lui aurait jamais été donné de travailler. Le site, la première fois où il l’avait vu, était encore un espace vide, glacé. Il y était passé l’année précédente, en transit au retour d’Ylla, et avait eu le plaisir de voir la station en pleine expansion. Une vraie ruche. Et ce bien plus tôt que prévu.
Il y avait eu d’autres chantiers, aussi. Chaque jour, d’innombrables accidents avaient été évités grâce à lui et aux gens qu’il avait formés. Comme, par exemple, à la grande usine orbitale Beni Ra, où le travail acharné d’une seule semaine – la détection rapide de minifailles dans les canalisations du liquide de refroidissement du réacteur – avait sauvé la vie de quelque trois mille individus. Sans que personne le sache. Les désastres qui ne surviennent pas ne font jamais la une des journaux. Mais lui le savait, et les hommes et les femmes qui travaillaient avec lui le savaient aussi ; c’était suffisant.
Il regrettait à présent d’avoir frappé Bruce. Un bref instant de satisfaction ne valait certainement pas la perte de son emploi. Les dix-huit ans de points-retraite, les droits préférentiels de souscription, l’ancienneté, oui, à la rigueur. Sans famille à entretenir, il serait le seul à en profiter, de toute façon. Il pourrait en faire ce qu’il voulait, même les jeter par la fenêtre, si ça lui chantait. En revanche, s’il était renvoyé, qui s’occuperait du prochain Beni Ra ?
Une fois de retour à l’Habitat, il coopérerait. Il s’excuserait auprès de Bruce. Il mettrait les bouchées doubles dans ses cours, tournerait la langue sept fois dans sa bouche avant de parler et se montrerait d’une politesse irréprochable avec le Dr Yei. Il irait même jusqu’à suivre ses conseils.
Toute autre attitude était bien trop risquée. Il y avait un millier de gosses, là-haut. Personne n’avait le droit de prendre la responsabilité de mettre toutes ces vies en danger sur un coup de tête. Ce serait criminel. Et où cela mènerait-il ? Nul ne pouvait prévoir les conséquences.
Ils accostèrent le quai de l’Habitat. Van Atta poussa Claire, Andy et l’infirmière devant lui pour franchir l’écoutille, alors que Leo détachait son harnais. La voix de Van Atta parvint jusqu’à lui.
— Oh, non !… Andy va à la crèche avec l’infirmière. Tu retournes dans ton dortoir, toi. Emmener ton gosse en gravispace était vraiment irresponsable. Tu es incapable de t’occuper de lui. Je peux t’assurer que tu n’es pas près de figurer de nouveau sur la liste de reproduction…
Les pleurs de Claire étaient à peine audibles.
Leo ferma les yeux.
— Mon Dieu, soupira-t-il. Pourquoi moi ?
7
— Leo !
Silver, accrochée d’une main, frappait doucement avec les trois autres à la porte de la cabine.
— Leo, vite ! Réveillez-vous !
Elle pressa sa joue contre le plastique froid pour appeler, frustrée de ne pouvoir crier de toutes ses forces. Mais il n’était pas question d’attirer l’attention d’autres gravs.
La porte s’ouvrit enfin. Il était en T-shirt rouge et en short, pieds nus. Son sac de couchage, contre le mur du fond, était ouvert comme un cocon vide, et ses cheveux sable ébouriffés.
— Mais qu’est-ce que…
Ses yeux cernés, enfoncés par la fatigue dans son visage chiffonné, retrouvèrent aussitôt leur vivacité.
— Silver ?
— Venez vite ! Vite ! dit-elle à voix basse en lui prenant la main. C’est Claire. Elle a essayé de sortir par un sas. J’ai bloqué les commandes. Elle ne peut pas ouvrir la porte extérieure, mais comme je ne peux non plus ouvrir celle de l’intérieur, elle est enfermée là-dedans. Notre surveillante sera bientôt de retour, et alors je ne sais pas ce qu’ils nous feront…
— Nom de Dieu…
Elle commençait déjà à l’entraîner dans le corridor quand il revint dans sa cabine pour attraper sa ceinture à outils.
— Vas-y, je te suis.
Ils foncèrent à travers le dédale de l’Habitat, adressant des sourires figés aux quaddies et aux gravs qu’ils croisaient sur leur chemin. Enfin, la porte désormais familière d’Hydroponique D se referma derrière eux.
— Comment ça s’est passé ? demanda Leo alors qu’ils circulaient entre les végétubes jusqu’à l’extrémité de la serre.
— Avant-hier, quand vous êtes rentrés de Rodeo, ils n’ont pas voulu me laisser voir Claire, alors que nous étions à l’infirmerie. Et hier, ils nous ont mises au travail dans des équipes différentes. C’est sans doute exprès. Alors aujourd’hui, j’ai demandé à Teddie de permuter avec moi.
Sa voix tremblante trahissait son désarroi.
— Claire m’a dit qu’on ne la laisse même pas entrer dans la crèche pour voir Andy pendant ses heures de repos. À un moment, je suis allée chercher de l’engrais pour les tubes dont on s’occupait toutes les deux ; quand je suis revenue, le système de verrouillage du sas commençait tout juste à se mettre en place.
Le sas au fond de la serre était rarement utilisé, dans l’attente de devenir un simple passage vers une autre serre. Silver colla son visage près de la lucarne. À son grand soulagement, elle constata que Claire se trouvait toujours à l’intérieur.
Mais elle se jetait d’une porte contre l’autre, comme une panthère encagée, les joues barbouillées de larmes, les mains écorchées. Le sas étant insonorisé, Silver ne savait si elle hurlait ou si elle suffoquait par manque d’air.
Leo, après avoir jeté un coup d’œil à son tour, se pencha aussitôt sur le système de fermeture.
— Tu l’as bien bloqué, on dirait, dit-il en attrapant ses outils.
— Je n’ai pas eu le temps de réfléchir. Il fallait que je fasse vite. Quand on le bloque comme ça, l’alarme ne sonne pas au Système central.
Les mains de Leo hésitèrent.
— Si je comprends bien, tu n’as pas vraiment fait n’importe quoi…