— N’importe quoi ? Avec les commandes d’un sas ?
Elle le considéra avec un étonnement indigné.
— Pour qui me prenez-vous ? J’ai passé l’âge de raison !
— Tout à fait.
Un sourire amusé détendit ses traits.
— Mes excuses, Silver. Donc, le problème, en définitive, n’est pas d’ouvrir la porte, mais de le faire sans déclencher l’alarme.
— Exactement, confirma-t-elle en se penchant par-dessus son épaule.
Leo étudia avec attention le mécanisme. La porte résonnait des coups sourds dont la martelait Claire de l’autre côté.
— Tu es sûre que Claire n’a pas besoin de… de quelqu’un ?
— La seule personne vers qui on nous dirigerait serait le Dr Yei, rétorqua Silver.
— Ah !… Oui, bien sûr.
Il sectionna deux petits fils qu’il raccorda différemment puis, après une dernière hésitation, pressa un bouton à l’intérieur du mécanisme.
La porte intérieure s’ouvrit en glissant et Claire bascula vers eux.
—… Laissez-moi partir, supplia-t-elle d’une voix rauque. Pourquoi êtes-vous venus me rechercher ? Je ne peux plus supporter tout ça…
Elle se roula en boule, la tête entre les bras.
Silver se précipita pour l’étreindre.
— Ô Claire !… Ne fais plus jamais ça. Pense à la peine de Tony, coincé sur son lit d’hôpital, quand ils lui diront…
— Et alors ? sanglota Claire contre le T-shirt bleu de Silver. Ils ne m’autoriseront jamais plus à le revoir. Je pourrais aussi bien être morte, pour lui. Et pour Andy…
— Ne dis pas ça, intervint Leo. Pense à Andy. Qui le protégera, si tu n’es plus là ? Pas seulement aujourd’hui, mais demain, l’année prochaine…
Claire se redressa ; son visage s’empourpra quand elle lui répondit :
— Ils ne veulent pas que je le voie ! Ils m’ont mise à la porte de la crèche !
Leo lui prit les mains.
— Qui t’a jetée dehors ?
— M. Van Atta…
— D’accord, j’aurais dû m’en douter. Claire, écoute-moi bien. La seule réponse à l’attitude de Van Atta n’est pas le suicide. C’est le meurtre.
— Vraiment ? dit Silver, les yeux brillants.
Même Claire sortit de sa détresse pour affronter le regard de Leo.
— Oui, enfin… c’est une façon de parler. Mais vous ne pouvez pas laisser ce salaud vous écraser comme il le fait. Bon, nous sommes entre gens intelligents, ici, d’accord ? On trouvera un moyen de sortir de ce merdier. Tu n’es pas seule, Claire. On t’aidera. Je t’aiderai.
— Mais… vous faites partie de la compagnie… vous êtes un grav… Pourquoi voudriez-vous… ?
— GalacTech n’est pas un dieu, Claire. Il n’y a aucune raison que tu lui sacrifies ton premier enfant.
GalacTech, comme n’importe quelle compagnie, ne vise qu’à regrouper des gens et à s’organiser afin d’accomplir une tâche qui se révélerait bien trop énorme pour une personne seule. Donc, encore une fois, ce n’est pas Dieu, ce n’est même pas une personne. C’est un regroupement d’individus qui travaillent. Bruce n’est que Bruce, rien de plus, et on peut sans doute trouver un moyen de le contourner.
— Vous voulez dire… passer au-dessus de lui ? demanda Silver. Peut-être aussi de cette vice-présidente qui était là la semaine dernière ?
Leo inclina la tête.
— Non, peut-être pas d’Apmad. Mais j’ai réfléchi… Depuis trois jours, je ne pense à rien d’autre qu’au moyen de faire sauter ce système pourri. Mais il faut que vous soyez patients, pour que j’aie le temps de mettre quelque chose au point. Claire, tu pourras tenir le coup ?
Ses mains se resserrèrent sur celles de Claire.
Elle secoua la tête, doutant d’elle-même.
— C’est tellement dur…
— Il le faudra, pourtant. Écoute… je ne peux rien faire ici, à Rodeo, à cause de leur législation bien particulière. S’il s’agissait d’un gouvernement planétaire normal, je te jure que je vendrais jusqu’à ma chemise pour vous payer à chacun un billet sur la première navette en partance. Quoi qu’il en soit, GalacTech a le monopole sur les navires de saut, ici. Donc, si on voyage, c’est sur un vaisseau de la compagnie. Ce qui signifie que, pour l’instant, il faut attendre. On n’a pas le choix.
« Mais d’ici quelque temps – dans deux ou trois mois, pas plus – des quaddies quitteront Rodeo pour effectuer leur premier vrai travail. Pour ça, ils traverseront d’autres juridictions planétaires ; ils s’y installeront. Des gouvernements puissants contre lesquels même GalacTech ne pourrait pas se battre. Je suis sûr que si je choisis la bonne planète, disons la Terre, par exemple… c’est ce qu’il y aurait de mieux, et j’en suis originaire, en plus… je pourrai intenter une action en justice en vue de votre reconnaissance comme personnes à part entière devant la loi. Sans doute au prix de mon job, et d’un endettement jusqu’au cou, mais c’est tout à fait envisageable. Et ainsi, vous serez enfin affranchis de GalacTech.
— L’attente sera si longue… soupira Claire.
— Non, le temps va jouer pour nous, au contraire. Les petits grandissent un peu plus chaque jour. Quand interviendra le jugement, vous serez prêts. Vous vivrez en communauté, vous louerez vos services à droite, à gauche… Même à GalacTech, pourquoi pas ? Du moment que vous êtes des citoyens et des employés comme les autres, avec toutes les protections légales… Vous pourrez peut-être même adhérer au Syndicat de l’Espace, encore que ça crée des obligations qui… oui, enfin, je ne sais pas. Il faudra voir. En tout cas, tu dois t’accrocher, Claire. Promis ?
Silver, qui semblait avoir retenu son souffle, l’exhala dès le consentement de Claire. Elle l’entraîna vers la pharmacie fixée au mur et lui nettoya mains et visage à l’aide d’un antiseptique avant d’appliquer des pansements sur ses plaies.
— Là… c’est mieux, déjà…
Entre-temps, Leo avait remonté le système de verrouillage.
— Ça va, maintenant ? demanda-t-il en les rejoignant.
Il se tourna vers Silver.
— Elle va tenir le choc ?
Les yeux de Silver lançaient des éclairs.
— Comme nous tous, j’espère. Leo, ce n’est pas juste ! explosa-t-elle. C’est mon univers, ici, mais je commence à m’y sentir comme dans une bouteille d’oxygène surpressurisée. Tous les quaddies sont bouleversés par ce qui arrive à Claire et à Tony. Il ne s’était rien passé d’aussi grave depuis la mort de Jamie dans un affreux accident. Mais là, il ne s’agit pas d’un accident. C’est fait exprès ! S’ils ont fait ça à Tony, à qui on ne peut rien reprocher, alors que nous réservent-ils, à nous ? Que va-t-il se passer ?
— Je l’ignore, répondit sombrement Leo. Mais, en revanche, je suis sûr que la petite vie tranquille, c’est fini.
— Mais qu’allons-nous faire ? Que peut-on faire ?
— D’abord, ne pas paniquer. Et surtout ne pas désespérer.
Les portes au bout de la serre s’ouvrirent ; la voix de la surveillante retentit dans le module silencieux :
— Les filles, vous êtes là ? On vient enfin de recevoir la livraison des graines… Vous avez bien préparé le végétube, comme prévu ?
Leo sursauta, mais se tourna une dernière fois vers les deux quaddies pour leur prendre la main avec détermination.
— Ne perdez surtout pas courage. Je sais que ça ne sera pas toujours facile, pour personne, mais plus nous serons nombreux à y croire, plus nous aurons des chances de réussir. Alors gardez le moral, d’accord ? Je vous tiendrai au courant…
Le ventre de Silver se crispa, alors qu’elle observait Claire dont le visage trahissait encore la crise qu’elle venait de traverser. Claire renifla et se détourna en hâte pour faire mine d’être occupée devant un végétube, n’offrant que son dos à la surveillante. Silver soupira, soulagée. Pour l’instant, c’était gagné.