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Toutefois, quelque chose de plus fort étouffa peu à peu son angoisse. Une émotion qu’elle n’avait encore jamais éprouvée.

Comment osent-ils lui faire ça ? Nous faire ça ? Ils n’ont aucun droit, aucun !…

La colère lui fit tourner la tête, mais c’était encore préférable à cette peur qui lui rongeait le ventre. Elle en ressentait presque une certaine jubilation. Une expression déterminée se peignit sur son visage qu’à son tour elle dissimula à la surveillante.

La petite serveuse du réfectoire, une quaddie d’environ treize ans, tendit son plateau à Leo avec un air morose inhabituel. Quand il la remercia d’un sourire, celui qu’il reçut en réponse fut bref et mécanique. Leo se demanda sous quelle version déformée l’aventure de Tony et de Claire était parvenue à ses oreilles. Encore que la version réelle était déjà assez pénible sans qu’il fût besoin d’en rajouter. L’Habitat tout entier semblait plongé dans une atmosphère de total désarroi.

Les problèmes des quaddies commençaient vraiment à lui peser. Après s’être écarté de ses étudiants, il dériva vers le fond du module où il fixa son plateau en face d’une personne à deux jambes. Lorsqu’il s’aperçut que le bipède n’était autre que le capitaine Durrance, il était trop tard pour battre en retraite.

L’accueil de Durrance, toutefois, n’avait rien d’hostile. De toute évidence, il ne le tenait pas, à l’instar de certains autres, pour responsable des mésaventures de Tony. Leo glissa ses pieds dans les fixations et répondit d’un bref salut au hochement de tête du capitaine avant d’avaler une gorgée de café.

Durrance semblait même d’humeur à bavarder.

— Vous allez bientôt prendre votre congé ? demanda-t-il.

— Ça ne devrait pas tarder, oui. D’ici une semaine, en fait. Il en fut surpris. Le temps filait à une vitesse…

— Comment c’est, Rodeo ?

— Sinistre, répondit Durrance en enfournant une bouchée de pudding aux légumes.

— Ah !

Leo regarda autour d’eux.

— Ti n’est pas avec vous ?

Reniflement ironique.

— Ça ne risque pas. Il est en gravispace, sur la touche. Et ce n’est pas moi qui irai le plaindre. J’ai eu droit à un blâme à cause de ce foutu têtard. Si ç’avait été son premier faux pas, il aurait peut-être évité d’être fichu à la porte, mais là, je ne crois pas qu’il y échappera. Votre Van Atta le poursuivra tant que son scalp ne sera pas accroché à la porte de son bureau.

— Ce n’est pas mon Van Atta, objecta Leo, tendu.

Un sourire étira le coin des lèvres de Durrance.

— Van Atta. Hmm… Le bruit court qu’il n’en aurait plus pour longtemps non plus à se pavaner dans les corridors. Et comme il n’y a jamais de fumée sans feu…

— Ah oui ? dit Leo, intéressé.

— Je discutais hier avec le pilote qui amène le personnel d’Orient IV toutes les semaines. Et vous savez ce qu’il m’a dit ? Tenez-vous bien… Les Betans auraient inventé une machine qui produirait des champs de gravitation artificielle. On pourrait, paraît-il, la voir à l’ambassade betane, sur Rodeo.

— Quoi ? Mais comment…

— Ils l’ont passée en douce, c’est évident. Tant qu’ils n’auront pas fait un malheur sur le marché et récupéré leurs billes, vous pensez bien qu’ils vont le couver, leur engin. Ça fait déjà deux ans que leurs militaires le gardent sous cloche. Comme ça, ils ont une sacrée longueur d’avance sur les concurrents. GalacTech et tous les autres vont devoir galoper pour rester dans la course. En attendant, les autres projets du service de recherche de la compagnie vont devoir se serrer la ceinture pendant les deux ans à venir, vous allez voir.

— Mon Dieu…

Leo se tourna vers le fond du réfectoire, où déjeunaient une bonne trentaine de quaddies. Mon Dieu…

Durrance se gratta pensivement le menton.

— Si c’est vrai, vous vous rendez compte de l’influence que ça va avoir sur l’industrie du transport spatial ? Selon le pilote, les Betans ont amené ce foutu engin ici en deux mois – de la Colonie de Beta ! –, en boostant à 15 G. Il n’y aura plus de limites à l’accélération, maintenant, à part le prix du carburant. Ça ne touchera sans doute pas le trafic des cargos, mais ce sera en revanche la révolution dans les transports commerciaux et militaires aussi, où on ne regarde pas à la dépense pour le carburant – et ça, ça va faire bouger la politique interplanétaire… On est en plein bouleversement, croyez-moi.

Durrance finit de racler son pudding dans la poche en plastique de son plateau.

— Je commence à en avoir ma claque, des coloniaux… Avec son esprit bien conservateur, GalacTech se retrouve encore à la bourre. Ça me démange de plus en plus d’émigrer à l’autre bout du couloir. Mais ma femme a de la famille sur Terre, alors ça m’étonnerait qu’on déménage un jour…

Leo restait suspendu dans ses sangles, sonné, tandis que Durrance continuait à parler. Au bout d’un moment, faute de pouvoir le recracher, il avala le morceau de viande qu’il avait toujours dans la bouche.

— Vous vous rendez compte du sale tour que ça va jouer aux quaddies ? dit-il soudain, interrompant le monologue du capitaine.

— Oh ! pas tant que ça. Il y aura toujours autant de boulot pour eux en apesanteur.

— Ça va réduire leur marge de profits face aux travailleurs ordinaires, oui. C’étaient les gravi-congés qui faisaient monter les coûts du personnel en flèche. Si on les supprime, le choix ne s’impose plus. Cet engin… il peut créer la gravité artificielle sur une station spatiale ?

— S’ils ont pu l’installer sur un vaisseau, pourquoi pas sur une station ? Mais ce n’est pas un mouvement perpétuel, par contre. Ça pompe un maximum d’énergie, d’après le pilote. Et ça, ce n’est pas donné non plus.

— Peut-être, mais ça ne sera jamais aussi cher que… et puis de toute façon, ils trouveront très vite un moyen de réduire les coûts… Oh ! bon sang…

Pourquoi maintenant ? D’ici dix ans, voire même un an ou deux, cette invention aurait pu sauver les quaddies. Mais là, elle signait peut-être leur arrêt de mort. Leo ôta les pieds des fixations et s’élança vers les portes du réfectoire.

— Vous laissez votre plateau ici ? demanda Durrance. Je peux prendre votre dessert ?

Leo acquiesça d’un geste impatient de la main, sans même se retourner.

Le regard hostile de Van Atta ne présageait rien de bon.

— Vous avez entendu parler de cette histoire de gravité artificielle ? demanda néanmoins Leo, s’avançant dans son bureau.

Van Atta lui décocha un coup d’œil mauvais.

— D’où tirez-vous ça ?

— Ça me regarde. Alors, c’est vrai ou non ?

— Il se trouve que ça me regarde aussi. Je veux garder ça secret aussi longtemps que possible.

Donc, c’était vrai. Le dernier espoir de Leo s’envola.

— Pourquoi ? Et depuis combien de temps êtes-vous au courant ?

Les mains de Van Atta effleurèrent une pile de feuillets et de disquettes magnétisés sur son bureau.

— Trois jours.

— C’est officiel, alors ?

— Oh ! tout ce qu’il y a de plus officiel.

Il eut une moue écœurée.

— La direction de GalacTech sur Orient IV m’en a informé directement. Apmad l’a sans doute appris pendant son voyage de retour, d’où encore une de ses fameuses décisions coup-de-poing.