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D’un geste vif, il repoussa les feuillets plastifiés et fronça les sourcils.

— Il n’y a plus d’illusions à se faire… Parce que vous ne connaissez pas la dernière encore. Elle est tombée pas plus tard qu’hier : la station Kline a annulé son contrat avec GalacTech. Ça devait être la première mission des quaddies. Ils ont payé les frais de résiliation sans moufter. Kline n’est pas très loin de la Colonie de Beta ; ils doivent être au courant de cette histoire de gravité artificielle depuis déjà plusieurs semaines, peut-être même des mois. Et ils ont passé un accord avec un entrepreneur betan meilleur marché que nous. Enfin, je suppose… L’Opération Cay est cuite, Leo. On n’a plus qu’à boucler nos valises et à se tirer d’ici. Le plus tôt sera le mieux. Merde… maintenant, mon nom sera associé à un fiasco. On va me coller une étiquette de perdant sur le dos.

— Comment ça, se tirer d’ici ?

— C’est la solution finale qu’a trouvée cette garce d’Apmad. Les quaddies lui donnent des boutons, vous savez. Ils sont tellement stérilisés et préservés de toute pollution, là-bas… Les grossesses en cours doivent être interrompues… c’est bête, on vient d’en lancer une quinzaine… Quelle déconfiture ! Une année de ma carrière foutue.

— Bon Dieu, Bruce, vous n’allez pas exécuter ces ordres, tout de même ?

— Je vais me gêner…

Van Atta le fixa en se mordant la lèvre. Leo, saisi d’une rage froide, sentit tous ses muscles se raidir. Van Atta haussa les épaules.

— Qu’est-ce que vous espériez, Leo ? Apmad aurait pu ordonner leur extermination. Alors ne vous plaignez pas. Ils s’en sortent bien, finalement.

— Et si… si elle avait ordonné qu’on les tue… auriez-vous obéi aussi ? demanda Leo avec un calme trompeur.

— Elle ne l’a pas fait. Allez, Leo. Je ne suis pas si inhumain que ça. Ça m’attriste, pour ces petits ouistitis. Je me donnais du mal pour les rendre rentables. Mais là, je ne peux rien de plus, sinon boucler toute l’opération le plus vite et le moins douloureusement possible – et à moindres frais. Peut-être que quelqu’un, parmi les grands chefs de la compagnie, m’en sera reconnaissant.

— Le moins douloureusement possible pour qui ?

— Pour tout le monde.

Van Atta se pencha vers Leo, plantant son regard dans le sien.

— Autrement dit, pas question qu’un vent de panique souffle dans l’Habitat. Compris ? Je veux que tout se passe comme d’habitude jusqu’à la dernière minute. Vous et les autres instructeurs continuerez à enseigner comme si de rien n’était, comme si les quaddies allaient bien partir travailler à la station Kline, et ce jusqu’à ce que les locaux d’accueil soient prêts et qu’on puisse les expédier en gravispace. On commencera sans doute par les plus petits… Les parties récupérables de l’Habitat sont censées être envoyées à la station de transfert, et on pourra réduire les frais en utilisant les quaddies pour ce dernier boulot.

— Avant de les emprisonner en gravispace.

— N’essayez pas de m’apitoyer, Leo. Ils ne sont pas à plaindre. On les installe dans les logements d’un ancien chantier de forage abandonné il y a seulement six mois quand les puits se sont asséchés.

Van Atta sourit, fier de lui.

— C’est moi qui l’ai trouvé ; j’ai visité pas mal de sites pour ça. Financièrement, c’est une affaire ; ça coûtera dix fois moins cher de le retaper que de construire du neuf.

Leo n’imaginait que trop bien le gourbi dans lequel il s’apprêtait à envoyer les quaddies.

— Et que se passera-t-il dans quatorze ans, quand Orient IV expropriera GalacTech de Rodeo ?

Exaspéré, Van Atta se passa les mains dans les cheveux.

— Que voulez-vous que j’en sache ? À ce moment-là, ce sera le problème d’Orient IV. Tout homme a ses limites, bon sang…

Un lent sourire monta aux lèvres de l’ingénieur.

— Je n’en suis pas aussi sûr que vous, Bruce. Je n’ai jamais mis les miennes à l’épreuve. Je le croyais, mais je me rends compte aujourd’hui que non. Les tests que je m’imposais n’étaient jamais assez poussés.

Ce test-ci, en revanche, se révélait d’un niveau beaucoup plus élevé. Peut-être était-ce le défi suprême du Grand Contrôleur. Leo tenta de se rappeler depuis quand il n’avait pas prié. Jamais encore il n’avait eu besoin de croire aussi fort qu’à cet instant…

Van Atta l’étudia d’un air soupçonneux.

— Vous êtes bizarre, Leo.

Il redressa les épaules, comme s’il cherchait à asseoir son autorité par une posture rigide.

— Au cas où vous n’auriez pas saisi la pleine signification de mon message, laissez-moi le reformuler de façon nette et précise. Vous ne devez parler de ce problème de gravité artificielle à personne, et surtout pas, cela va de soi, aux quaddies. De la même manière, n’évoquez en aucun cas leur installation future en gravispace. Je confierai à Yei le soin de le leur annoncer sans qu’ils bronchent. Il est temps qu’elle justifie ses appointements exorbitants. En bref, pas de fuites, pas de panique, pas de mutinerie – et s’il y en a, je saurai immédiatement d’où elles viennent. Inutile de préciser que je ne serai pas enclin à la clémence. Est-ce clair ?

Le sourire de Leo était carnassier.

— Limpide.

Il se retira à reculons, sans quitter Van Atta des yeux.

Le Dr Yei n’était d’ordinaire pas facile à trouver. Elle avait pour habitude de circuler parmi les quaddies, d’observer leur comportement, de prendre des notes, de distribuer ses conseils. Cette fois-ci, cependant, Leo n’eut pas à la chercher. Elle se trouvait tout simplement dans son bureau, assise devant sa table encombrée de papiers.

— Vous avez entendu parler de…

Son attitude abattue répondit pour elle avant même qu’il ait terminé de poser sa question.

— Oui, dit-elle d’un ton las, en relevant les yeux vers lui. Bruce vient de me demander d’organiser l’évacuation de tout le personnel. Il a ajouté qu’en sa qualité d’ingénieur il s’occuperait du démantèlement des locaux et de la récupération du matériel. Dès qu’il n’aura plus ces macaques dans les jambes, comme il dit. Pardon… ces saletés de macaques.

Leo secoua la tête, accablé.

— Vous allez le faire ?

Elle haussa les épaules.

— Que voulez-vous que je fasse d’autre ? Que je démissionne ? Ça ne changerait rien. Cette affaire ne serait pas réglée moins brutalement pour autant, au contraire.

— Je ne vois pas comment.

— Ah non ? Non, bien sûr. Vous n’avez jamais réalisé à quel point la situation légale des quaddies est précaire. Moi, si. Un seul faux pas et… c’est la chute dans le vide. Je savais qu’Apmad serait à manier avec la plus grande prudence. Mais j’ai été dépassée par les événements. Enfin… je suppose que cette histoire de gravité artificielle aurait de toute façon réduit tous nos espoirs à néant. On a de la chance, beaucoup de chance, qu’elle n’ait pas ordonné l’extermination des quaddies.

Elle marqua une pause, soupira.

— Pour comprendre, il faut savoir que, dans sa jeunesse, elle a été obligée d’avorter quatre ou cinq fois en raison de malformations du fœtus. C’était la loi sur sa planète. Elle a fini par divorcer et accepter un emploi chez GalacTech où elle a gravi les échelons. Elle est très sensible et ne supporte pas les manipulations génétiques. Je le savais… mais j’ai tout gâché quand même… Elle a le pouvoir de condamner les quaddies à mort. Vous saisissez ? Si jamais elle entend parler d’un problème quelconque, sa paranoïa prendra le dessus. Et alors…

Fermant les yeux, elle se massa les tempes et le front du bout des doigts.