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— Comme vous voulez, mais si je m’en vais…

— Mmmh…

Van Atta agita la main, s’installant déjà dans le confort d’une routine libérée de tout stress.

— C’est bon. Je m’en occupe.

Leo cacha son sentiment de triomphe derrière un sourire innocent.

— Vous vous souviendrez de tout ça, Bruce, quand tout sera terminé, n’est-ce pas ?

— Je vous garantis, Leo, que je me souviendrai de tout, dans les moindres détails.

Leo se retira en marmonnant sa reconnaissance.

Silver passa la tête dans la cabine personnelle de la surveillante.

— Maman Nilla ?

— Chhht…

La nourrice posa un doigt sur ses lèvres et, d’un mouvement de tête, désigna Andy endormi dans un petit sac de couchage contre le mur.

— Pour l’amour du ciel, ne le réveille pas, chuchota-t-elle. Il a tant de mal à s’endormir, en ce moment… J’ai l’impression que les remèdes ne lui conviennent pas. Si seulement le Dr Minchenko pouvait revenir… Viens, on va parler dans le corridor, c’est mieux.

Prête à se coucher, Maman Nilla avait troqué sa combinaison de travail rose pour un large pyjama à fleurs flottant sur ses formes rebondies. Silver eut envie de se serrer contre cette poitrine ample, comme elle l’avait fait plus jeune, chaque fois qu’elle avait eu besoin de réconfort.

— Comment va Andy ? demanda-t-elle.

— Pas très bien. J’espère régler ce problème de remèdes au plus vite. Et puis… je ne sais pas si on peut vraiment parler de dépression, pour un bébé, mais il est beaucoup moins attentif à ce qui l’entoure, et il pleure beaucoup. Mais ne dis pas ça à Claire, surtout. Elle a assez de soucis comme ça, la pauvre petite. Dis-lui qu’il va bien.

Silver acquiesça.

— Je comprends.

Maman Nilla secoua la tête.

— J’ai écrit une lettre pour protester, mais ma supérieure m’a empêchée de l’envoyer. Le moment est mal choisi, selon elle. Tu penses… je crois plutôt que Van Atta lui a fait peur. Si je pouvais… Hmm, bon… En attendant, je suis épuisée. J’en ai assez de faire des heures supplémentaires… J’ai demandé qu’on me donne une assistante de plus, pour la crèche. Quand ils verront que ça leur coûte cher, leur stupide obstination, ils reviendront peut-être sur leur décision… Dis-le à Claire, ça lui remontera le moral, j’espère.

— Oui, elle en a besoin.

— Ça me rend malade, cette histoire… Pourquoi ces gosses ont-ils voulu se sauver, d’abord ? Je voudrais bien avoir Tony devant moi pour lui passer un bon savon. Quant à cet assassin de garde, je…

Elle haussa les épaules en soupirant.

— Enfin… C’est fait, maintenant…

— Maman Nilla, as-tu eu d’autres nouvelles de Tony que je pourrais transmettre à Claire ?

— Ah ! Oui.

Elle regarda de part et d’autre du corridor pour être sûre qu’il n’y avait pas de témoins.

— Le Dr Minchenko m’a appelée hier soir sur mon canal personnel. Il m’a assuré que Tony était définitivement hors de danger. L’infection est enrayée. Mais il est encore très faible. Minchenko a l’intention de le ramener avec lui à l’Habitat dès la fin de son congé. D’après lui, Tony devrait se remettre bien plus vite ici. Au moins, c’est une vraie bonne nouvelle pour Claire.

Silver, s’aidant des doigts de ses mains inférieures à l’insu de Maman Nilla, fit un rapide calcul, puis sourit, soulagée. Leo serait heureux d’apprendre que ce gros problème était résolu. Tony serait avec eux pour le grand voyage. Son retour sonnerait peut-être même le signal du départ, qui sait ?

— Merci, Maman Nilla. Oui, c’est une excellente nouvelle…

Une soixantaine de quaddies voltigeaient autour de Leo dans la classe. Ses étudiants habituels, mais également de jeunes membres des équipes des cargos-pousseurs, ainsi que certains quaddies de la première génération que Silver avait pu contacter en secret. La tension ambiante était presque palpable. Le téléphone arabe avait, semblait-il, fonctionné, mais Dieu sait quelle déformation avaient subie les nouvelles, se demanda Leo. Il était temps de rétablir la vérité.

Le dernier quaddie entra dans la salle ; Silver adressa à Leo un large sourire, ses quatre pouces levés. Les portes se refermèrent, la dissimulant aux yeux de Leo tandis qu’elle s’installait dans le corridor pour faire le guet.

Leo prit place au centre du module. Il y eut encore quelques chuchotements, des coups de coude, des rires étouffés, puis tous se turent. L’attention qui se focalisa sur lui était presque oppressante.

Il jeta un coup d’œil vers les portes fermées, puis, après avoir inspiré de l’air, commença à parler :

— Ainsi que certains de vous l’ont déjà entendu dire, une lointaine planète a mis au point un procédé permettant de créer des champs de gravitation artificielle. Cette nouvelle technologie se fonde, semble-t-il, sur une variation des équations Necklin, ces formules mathématiques à la base de la technique utilisée pour franchir ces plis de l’espace-temps que nous nommons des couloirs. Je n’en détiens pas encore les caractéristiques mais ce procédé semble déjà prêt à être lancé sur le marché. Sur le plan théorique, le concept n’est pas nouveau, mais, en ce qui me concerne, je n’aurais jamais cru en voir la réalisation concrète au cours de ma vie. Et, de toute évidence, c’était également le cas de ceux qui vous ont créés, vous les quaddies.

« Il y a une sorte d’étrange symétrie, dans tout cela. Les progrès fulgurants en bio-ingénierie génétique qui vous ont permis d’être ici aujourd’hui relèvent du perfectionnement d’une invention de la Colonie de Beta, le réplicateur utérin. À présent, à peine une génération plus tard, la technologie qui vous rend périmés provient de la même source. Parce que c’est bien ce que vous êtes devenus, avant même d’avoir pu prouver votre utilité – techniquement périmés. Du moins du point de vue de GalacTech.

Leo marqua une pause, observant leurs réactions.

— Quand une machine est périmée, reprit-il, nous la remplaçons. Quand la formation d’un homme n’est plus d’actualité, nous le renvoyons à l’école. Mais votre obsolescence est inhérente à votre existence même. C’est une erreur cruelle, ou… ou… Ou une chance unique pour vous de devenir un peuple libre.

« Non, ne prenez pas de notes, dit-il, alors que certains se penchaient pour faire courir leur stylo optique sur leur portable. Il ne s’agit pas d’un cours, mais de la vraie vie.

Pramod, dans les premiers rangs, releva ses yeux noirs et troublés vers lui.

— Leo ? Le bruit court que la compagnie a l’intention de nous emmener tous en gravispace pour nous tuer. Comme ils ont voulu le faire pour Tony.

— Non. Ils n’ont pas envisagé ce scénario. Ils veulent vous expédier en gravispace, c’est vrai, mais pour vous mettre dans une sorte de prison. Un camp… Un génocide déguisé, en fait, pour ménager les bonnes consciences. (Il se tut, puis dressa un tableau sinistre de ce qui les attendait.) Les administrateurs se succèdent, indifférents à votre sort, vous devenez un chiffre que l’on reporte de budget en budget. Un chiffre qui augmente, comme c’est toujours le cas. En conséquence, le personnel qui s’occupe de vous se réduit peu à peu. Le matériel se détériore avec les années. Les pannes surviennent de plus en plus souvent, la maintenance n’est assurée que de loin en loin.

« Et puis, une nuit, une panne grave se produit. Vous appelez à l’aide. Personne ne sait qui vous êtes. Personne ne sait quoi faire. Ceux qui vous ont installés là sont depuis longtemps partis. Aucun héros ne prend d’initiative ; l’héroïsme est tué dans l’œuf par les blâmes et les critiques de la compagnie. L’inspecteur chargé de l’enquête, après avoir compté les corps, découvre avec soulagement que, sur le papier, vous n’étiez en fait que du matériel. Le dossier de l’Opération Cay est refermé sans bruit. Une affaire de classée. Ça peut prendre vingt ans. Peut-être seulement dix, ou même cinq. On vous condamne simplement à mort par oubli.