— Vous étiez un…
Leo ravala la fin de sa phrase – un ingénieur, à l’époque ? – alors que sa mémoire libérait enfin l’information souhaitée. Comment avait-il pu oublier ? Van Atta, quand il l’avait connu, n’était encore qu’un ingénieur subalterne. Cet arriviste aux manières onctueuses était-il le même imbécile qu’il avait envoyé sans ménagement à l’étage du dessus, au service administratif, rien que pour ne plus l’avoir dans les pattes sur le projet de la station Morita ? À quand cela remontait-il ? Dix ans ? Douze ?… Oui, c’était bien lui. Brucie-baby… Merde.
La comconsole de Van Atta dégorgea deux disquettes de données.
— Vous m’avez propulsé sur la voie express. J’ai toujours pensé que ça vous procurerait une certaine satisfaction de voir un de vos anciens étudiants se faire une place au soleil. Vous passez tellement de temps à enseigner…
Van Atta n’avait guère que cinq ans de moins que Leo. Lequel dut réprimer une profonde irritation. Pour qui le prenait-il, ce gratte-papier ? Pour un vieux prof à la retraite ? Il était ingénieur. Un ingénieur qui bossait sur le terrain, et qui n’avait pas peur de se salir les mains, en plus. Son travail, sous la houlette d’une conscience professionnelle impitoyable, frisait la perfection. Ses états de service étaient là pour le prouver…
Il laissa sa colère se dissiper dans un soupir. Finalement, c’était toujours la même chose, non ? Il avait vu des dizaines de subordonnés monter en grade, bien souvent des hommes qu’il avait formés lui-même. Mais dans l’esprit d’un Van Atta, c’était une faiblesse, évidemment, et non une question de fierté.
Van Atta poussa les disquettes vers lui.
— Votre emploi du temps et le programme des cours, dit-il. Venez, je vais vous montrer une partie du matériel sur lequel vous travaillerez. GalacTech a deux projets en préparation sur lesquels ils envisagent de lâcher les quaddies de Cay.
— Quaddies ?
— C’est le nom officiel.
— Hmm… Ce n’est pas un peu… péjoratif ?
Van Atta haussa les sourcils, étonné, puis secoua la tête.
— Non. En revanche, ne vous avisez pas de les appeler des « mutants ». Il y a eu une telle paranoïa après le fiasco du clonage militaire de Nuovo Brasilian… Cette opération aurait pu être menée à terme bien plus facilement dans l’orbite terrestre, si les manipulations génétiques n’avaient pas provoqué une véritable psychose collective. Mais revenons à nos moutons… les projets. Le premier est d’assembler des navires de saut en orbite autour d’Orient IV, et le second de construire la station Kline, un poste de transfert spatial dans un coin perdu au large de Tau Ceti – travail dans le froid, pas de planètes habitables dans le système, un soleil éteint… L’espace local ne compte pas moins de six couloirs de navigation. Potentiellement très rentable. Mais ça signifie un gros boulot de soudure dans les pires conditions d’apesanteur qui soient…
Leo, intéressé, en oublia son bref accès de colère. Depuis toujours, c’était le travail lui-même, et non la paie ou les primes, qui le motivait. On pouvait lui offrir un pont d’or pour rester dans un fauteuil, les deux coudes posés toute la sainte journée sur un bureau, il le refuserait sans même une seule seconde d’hésitation. Il suivit Van Atta dans le corridor où Tony les attendait avec sa valise.
— Je suppose que, si on en est là aujourd’hui, c’est grâce au développement des réplicateurs utérins, dit Van Atta tandis que Leo s’installait dans ses nouveaux quartiers – plus qu’une simple cabine, la pièce comprenait un cabinet de toilette, une comconsole ainsi qu’un confortable sac de couchage pour la nuit.
Pas de mal de dos le matin, songea Leo avec satisfaction. Les migraines, c’était un autre problème.
— J’en ai vaguement entendu parler, répondit-il. C’est encore une de ces inventions de la Colonie de Beta, n’est-ce pas ?
Van Atta hocha la tête.
— Oui. Les mondes extérieurs deviennent bien trop intelligents, depuis quelque temps. Si la Terre ne se ressaisit pas plus vite que ça, elle va finir par perdre sa suprématie.
Ce n’est que trop vrai, hélas, songea Leo. Cependant, l’histoire des découvertes, dans quelque domaine que ce fut, suggérait qu’il s’agissait là d’un processus inévitable. Les entreprises qui avaient investi des capitaux considérables dans un système répugnaient à y renoncer, aussi les retardataires les gagnaient-ils de vitesse. Au grand dam des ingénieurs trop loyaux…
— J’aurais cru que l’utilisation de ces réplicateurs était limitée aux urgences obstétriques.
— En fait, l’unique frein à leur utilisation réside dans leur prix exorbitant, expliqua Van Atta. Ce n’est sans doute qu’une question de temps avant que les femmes riches se mettent à abandonner leur devoir biologique et à concocter leurs gosses dedans. Mais pour GalacTech, cela permet de poursuivre les expérimentations en bio-ingénierie humaine sans avoir recours à des mères porteuses. Une approche scientifique nette et contrôlée. Mieux encore, ces quaddies sont totalement fabriqués, c’est-à-dire que leurs gènes proviennent d’une multitude de sources et qu’il est impossible d’identifier leurs parents. Ce qui évite quantité de problèmes légaux.
— Je veux bien le croire, acquiesça Leo.
— D’après ce que j’ai compris, cette entreprise était une véritable obsession pour le Dr Cay. Je ne l’ai jamais rencontré, mais, pour avoir réussi à faire accepter un projet dont les résultats ne devaient pas se révéler avant des années, c’était sûrement le genre d’homme doté d’un énorme charisme. La première fournée vient tout juste d’avoir vingt ans. La paire de bras supplémentaire est l’aspect le plus extravagant de l’histoire…
— J’ai souvent regretté de ne pas avoir quatre mains, en apesanteur, murmura Leo.
— Mais les mutations essentielles interviennent au niveau du métabolisme, poursuivit Van Atta. Ils ne sont jamais sujets aux nausées – on a modifié quelque chose au niveau de l’appareil vestibulaire, je crois – et l’entretien de leur tonus musculaire exige une quinzaine de minutes d’exercice quotidien, au maximum. Quand on pense aux heures que vous et moi devons passer au gymnase pour garder la forme pendant une longue période en apesanteur… Leurs os ne se détériorent absolument pas. Ils sont même plus résistants aux radiations que nous. Leur moelle osseuse et leurs gonades peuvent supporter quatre à cinq fois la dose de rems que nous serions capables d’absorber avant que GalacTech nous mette au rancart. Pour l’instant, les expérimentateurs insistent pour qu’ils se reproduisent très tôt, pendant que tous ces gènes coûteux sont encore frais. Après tout, c’est tout bénef pour nous – des ouvriers qui n’ont jamais besoin de congé en gravispace, et si résistants qu’ils donnent l’impression de pouvoir travailler sans jamais s’arrêter… Vous imaginez les économies ? Et ils peuvent même se reproduire entre eux, conclut Van Atta avec un rire satisfait.
Leo rangea ses dernières affaires.
— Et où iront-ils quand ils prendront leur retraite ? demanda-t-il.
Van Atta haussa les épaules.
— La compagnie trouvera bien quelque chose, le moment venu. Ce n’est pas mon problème, heureusement. Il y a belle lurette que j’aurai raccroché, alors.
— Que se passerait-il s’ils démissionnaient ? Supposons que quelqu’un leur offre un meilleur salaire. GalacTech en serait pour ses frais.
— Ah ! Je ne pense pas que vous ayez tout à fait saisi la perfection de cette mise en scène. Ils ne démissionneront pas, pour la bonne raison que ce ne sont pas des employés. Ce sont des biens d’équipement. Ils ne sont pas payés en argent – encore que j’échangerais volontiers mon salaire contre ce que GalacTech dépense chaque année pour leur entretien. Mais ces dépenses ne seront plus aussi élevées dès que la dernière couvée des réplicateurs deviendra plus autonome. Ils ont cessé d’en produire de nouveaux il y a environ cinq ans ; c’est à cette époque qu’ils ont envisagé de confier la reproduction aux quaddies eux-mêmes.