— À propos, comment allons-nous choisir le superjumper ? demanda Siggy. Ce sera sans doute plus facile d’avoir l’autorisation de monter à bord, si Ti connaît quelqu’un de l’équipage. D’un autre côté, ce serait plus difficile de…
Il laissa sa phrase en suspens, grimaçant à l’idée de ce qu’elle impliquait.
— Surtout s’ils essaient de se défendre.
— Jon a des arguments de choc pour les en dissuader, dit Ti. Il est là pour ça, non ?
Jon le costaud lui adressa un regard noir.
— Je croyais que j’étais ici comme pilote de réserve. Bats-toi, avec eux si tu veux, ce sont tes copains. Moi, je tiens le soudeur.
Ti se racla la gorge.
— En tout cas, tant qu’à me servir, je préfère le D-771, s’il est là. Mais il ne faut pas rêver, le choix sera limité. Il ne devrait pas y avoir plus de deux superjumpers en service à la fois de ce côté du couloir. En fait, on prendra le premier vaisseau qui aura largué ses nacelles vides sans avoir eu le temps de charger les nouvelles. Ça nous permettra de détaler plus vite.
— Les vrais problèmes commenceront quand ils auront compris ce qu’on veut, dit Silver. Là, ils risquent de vouloir défendre le vaisseau.
Un silence lugubre tomba sur la cabine. Même Siggy était à court de solutions.
Leo trouva Van Atta dans le gym des gravs, en train de transpirer sur le manège – un instrument de torture médical. Des sangles élastiques tiraient la malheureuse victime par les chevilles sur la surface caoutchouteuse mouvante où il devait marcher en poussant sur ses pieds pendant une heure ou deux, selon la prescription du médecin. Un exercice destiné à ralentir le déconditionnement des membres inférieurs et la déminéralisation osseuse consécutive aux séjours prolongés en apesanteur.
Van Atta s’acharnait sur l’appareil avec une animosité particulière. Sa colère contenue produisait en fait une énergie tout indiquée pour accomplir l’exercice. Après un instant de réflexion, Leo ôta sa combinaison, ne gardant que son T-shirt et son short, et se harnacha dans l’appareil inoccupé près de Van Atta.
— Ils ont enduit le caoutchouc de colle, ou quoi ? haleta-t-il au bout de quelques minutes d’efforts intenses pour mettre le manège en route.
Van Atta se tourna vers lui avec un sourire sarcastique.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Leo ? Minchenko, notre dictateur médical, aurait-il programmé une petite vengeance physiologique sur vous ?
— Ça en a tout l’air…
Il parvint enfin à trouver un rythme régulier. C’est vrai qu’il avait beaucoup trop négligé sa forme, ces derniers temps.
— Vous lui avez parlé, depuis son retour ?
— Ouais.
Les pieds de Van Atta parurent attaquer la surface mouvante avec plus de rage encore.
— Et vous l’avez mis au courant du sort réservé à l’Opération Cay ?
— J’y ai bien été obligé. J’avais espéré le lui dire en dernier, avec les autres. Minchenko fait partie de la vieille garde de Cay ; c’est un type virulent et arrogant comme pas un. Il n’a jamais caché qu’il espérait succéder à Cay à la direction de l’opération, et qu’il était opposé au fait qu’on aille chercher quelqu’un de l’extérieur, comme moi. S’il ne devait pas prendre sa retraite dans un an, je vous jure que j’aurais fait ce qu’il fallait pour me débarrasser de lui.
— Est-ce que, euh… il a formulé des objections ?
— Disons plutôt qu’il a gueulé comme un porc qu’on égorge, oui. À l’entendre, j’étais directement responsable de l’invention de cette foutue gravité artificielle. Comme si j’avais besoin de ça…
— S’il travaille sur l’opération depuis le début, je suppose qu’il doit considérer les quaddies un peu comme l’œuvre de sa vie.
— Ça ne lui donne pas pour autant le droit de contester mes ordres. Même vous, vous avez fini par entendre raison. Je lui laisse le temps de se calmer et de réfléchir, mais s’il ne témoigne pas d’une attitude un peu plus coopérative, je m’arrangerai pour qu’il soit dans le premier convoi à quitter l’Habitat. Je garderai Curry plus longtemps, voilà tout.
— Ah !…
Leo s’éclaircit la gorge. Ce n’était pas tout à fait l’entrée en matière qu’il avait espérée. Mais il n’avait plus le temps d’attendre ; il lui en restait si peu…
— Vous a-t-il parlé de Tony ?
— Tony !
Van Atta prononça ce nom comme s’il s’agissait d’un juron.
— Sale petit merdeux ! Je lui souhaite de ne jamais se retrouver sur mon chemin… Il ne m’a causé que des ennuis et des frais supplémentaires.
— Je m’étais dit que je pourrais l’utiliser, insista malgré tout Leo. Même s’il n’est pas encore prêt médicalement à reprendre son travail, j’aurais beaucoup de boulot sur ordinateur à lui confier. On pourrait le faire revenir, peut-être ?
— Sûrement pas. Il est bien plus simple de prendre un des autres quaddies. Pramod, par exemple… ou un autre. Ce n’est pas le choix qui manque. Débrouillez-vous, c’est pour ça que je vous ai donné carte blanche. Nous allons commencer à les expédier sur Rodeo d’ici deux semaines. Il serait ridicule d’en faire remonter un maintenant. Surtout que Minchenko s’arrangerait pour le garder au chaud à l’infirmerie…
Il lança un regard mauvais à Leo.
— Je ne veux plus jamais entendre parler de Tony, compris ?
— Très bien, dit Leo.
Flûte ! Il aurait dû informer Minchenko lui-même avant de faire des remous chez Van Atta. Un peu tard pour réparer les dégâts, maintenant. Ce n’était pas seulement l’exercice qui faisait monter le sang à la tête de Van Atta. Leo se demanda ce que Minchenko avait pu dire ; il n’avait a priori pas mâché ses mots. Un vrai plaisir pour les oreilles, à n’en pas douter. Mais un plaisir qui risquait de coûter cher aux quaddies.
— Et le planning de récupération, ça avance ? demanda Van Atta au bout d’un moment.
— C’est presque fini.
— Oh ? Vraiment ?
Un semblant de sourire détendit son visage écarlate.
— C’est toujours ça…
— Vous serez étonné de constater jusqu’à quel point l’Habitat peut être recyclé, dit Leo, sans avoir besoin de mentir. Et les gros bonnets de la compagnie aussi.
— Et rapidement ?
— Dès que j’aurai le feu vert. La stratégie de l’état-major est au point… Au fait, vous envisagez toujours de mettre le reste du personnel au courant à 13 heures demain ? s’enquit-il d’un air faussement détaché. Je tiens à y être ; j’ai prévu quelques explications sur vid quand vous aurez terminé.
— Non, dit Van Atta.
— Comment ça, non ? fit Leo d’une voix étranglée.
Il se tordit la cheville et tomba à genoux sur le tapis roulant. Tant bien que mal, il se remit sur ses pieds.
— Vous vous êtes fait mal ? demanda Van Atta qui l’observait avec curiosité. Vous avez l’air bizarre.
— Non, ça va…
Le souffle court, il s’efforça de retrouver son rythme et son calme. Ne pas céder à la panique, surtout.
— Je pensais que… c’était pour vous le moyen idéal d’informer tout le monde. Rassembler tout le personnel en une seule fois…
— J’en ai soupé d’être la cible des reproches. J’ai eu mon compte avec Minchenko. J’en ai parlé à Yei. Elle les convoquera par petits groupes dans son bureau et s’occupera du plan d’évacuation par la même occasion. Ce sera bien plus efficace. Et moins stressant pour moi…
Et ainsi, le merveilleux plan de Leo et de Silver visant à détacher en douceur les gravs du reste de l’Habitat était réduit à néant.
Tout était prêt pourtant pour isoler le module de conférences C. Il suffisait d’appuyer sur un bouton pour le couper de l’Habitat… Les masques respiratoires qui permettraient aux quelque trois cents personnes de supporter le voyage jusqu’à la station de transfert étaient cachés à l’intérieur. Les deux équipes des cargos-pousseurs étaient sur le pied de guerre.