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— Jusqu’où devrais-je abuser de ce retournement de situation, à votre avis ? demanda-t-elle à haute voix.

Il gémit dans sa torpeur et tenta faiblement de se libérer des liens qui le retenaient prisonnier sur la table.

Claire éclata de rire. Un vrai rire. Le premier depuis… combien de temps, maintenant ? Elle ne savait même plus. Elle approcha ses lèvres de l’oreille du médecin :

— Je ne suis pas obligée, moi…

Elle riait toujours quand les portes de la salle d’examen se refermèrent derrière elle. En hâte, elle remonta le corridor pour aller se réfugier dans un endroit sûr.

11

Silver s’aperçut trop tard qu’elle avait eu tort de laisser Ti se charger de l’accostage au superjumper : l’impact du premier froissement métallique se répercutait dans le cargo-pousseur. Zara, qui surveillait la manœuvre, émit un gémissement. Ti lui lança un regard agacé par-dessus son épaule et reporta son attention sur le tableau de bord.

Oui, tort de laisser ce grav, cet homme, chapeauter sa propre volonté. Elle savait pourtant qu’il n’était pas qualifié pour piloter ces cargos-pousseurs, il l’avait dit lui-même. Il ne ferait autorité qu’une fois dans le superjumper. Pas avant.

Non, se reprit-elle. Même pas à ce moment-là.

— Zara, ordonna-t-elle, prends les commandes !

— Merde ! jura Ti. Si tu me donnes seulement…

— On a besoin de toi sur les canaux comm, Ti, l’interrompit-elle, espérant ainsi ménager son amour-propre.

De mauvaise grâce, il laissa Zara prendre sa place.

L’anneau de fixation du tube flexible refusait de s’emboîter correctement. La seconde manœuvre, comme la première, fut vouée à l’échec. Silver sentait ses paumes devenir moites. Le soudeur glissait entre ses mains.

— Tu vois, triompha Ti, tu ne fais pas mieux que moi.

Zara lui jeta un regard furieux.

— Tu as tordu un des anneaux, empoiré. Il vaudrait mieux pour nous que ce soit le leur et pas le nôtre.

— Enfoiré, rectifia Jon sans cesser de s’activer près de l’écoutille pour tenter de la rendre hermétique. Si tu tiens à utiliser le vocabulaire des gravs, autant le faire bien.

— Cargo-pousseur R-26 appelle superjumper GalacTech D-620, annonça Ti d’une voix mal assurée dans le com. Jon, on va être obligés de se détacher et d’accoster l’autre côté. On a un problème, ici.

— Vas-y, Ti, répondit le pilote. Ça va pas ? T’as pas l’air en forme. Comme accostage, on a vu mieux, franchement… Et c’est quoi, cette urgence, à propos ?

— Je t’expliquerai une fois à bord.

Ti releva les yeux pour rencontrer ceux de Zara qui confirma d’un hochement de tête.

Ils eurent plus de chance à tribord. Non, se reprit une fois de plus Silver. C’est nous qui créons notre propre chance. Et c’est à moi de faire en sorte qu’elle ne tourne pas.

Ti s’engagea le premier dans le tube flexible. L’ingénieur du superjumper l’attendait de l’autre côté. Son accueil n’avait rien de chaleureux.

— Gulik, espèce d’abruti, tu as cassé notre anneau de fixation ! Vous vous croyez les plus forts, avec vos implants, mais dès que vous êtes en manuel, y a plus personne. J’ai jamais vu…

Il s’interrompit net alors que Silver apparaissait derrière Ti pour pointer son soudeur sur son torse. Les yeux écarquillés, la mâchoire pendante, il vit Jon et Siggy surgir à leur tour derrière elle.

— Conduis-nous au pilote, Ti, dit Silver sur un ton agressif pour cacher la peur qui la tenaillait.

Ses forces semblaient l’abandonner. Se ressaisissant, elle affermit l’arme dans ses mains.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? dit l’ingénieur dont la voix avait grimpé d’une octave. D’où sortez-vous, tous les trois ? Gulik, ils sont avec toi ?

Ti haussa les épaules et répondit d’un sourire misérable. Silver n’aurait su dire s’il était dû à ses talents d’acteur ou non.

— Pas tout à fait. Disons plutôt que… ils m’ont amené avec eux.

Siggy, du coup, menaça Ti de son arme. Silver, en approuvant ce plan, avait ravalé alors ses craintes. Que Ti ne fût pas armé et agît apparemment sous la menace des quaddies le couvrait en cas de fiasco et de poursuites légales. Mais cette mise en scène pouvait également se retourner contre eux. Au dernier moment, le pilote avait tout loisir de passer dans le camp de ses semblables. Compliqué… Tous les leaders devaient-ils réfléchir ainsi à de multiples niveaux ? Ça lui faisait tourner la tête.

Dans la salle de Nav & Com, ils trouvèrent le pilote assis dans son fauteuil, couronné de son énorme casque de contrôle. Sa combinaison violette était décorée de galons proclamant son rang et sa spécialisation. Les yeux fermés, il fredonnait au rythme du biofeedback de son vaisseau.

Il couina de surprise quand son casque fut soudain débranché et soupira en reconnaissant Ti.

— Bon sang, Ti, ne fais pas des trucs pareils… Tu es bien placé pour savoir que… Hé ! s’exclama-t-il. Mais que…

Il se tut en rencontrant le regard de Silver. Il sourit bêtement, puis après une rapide inspection de son anatomie, s’appliqua à fixer les yeux sur son visage. Elle agita le soudeur, au cas où il ne l’aurait pas remarqué.

— Levez-vous ! ordonna-t-elle.

Il se laissa retomber dans son fauteuil.

— Ecoutez, je… euh… mais c’est quoi, d’abord, cet engin ?

— Un fusil laser. Levez-vous, répéta-t-elle.

Il la jaugea en silence, se tourna vers Ti, puis vers son ingénieur. Ses mains, lentement, se posèrent sur les sangles qui le retenaient sur son siège. On le sentait tendu à l’extrême.

— Levez-vous sans brusquerie, dit Silver.

— Pourquoi ?

Il cherche à gagner du temps, songea-t-elle.

— Ces gens veulent emprunter ton vaisseau, expliqua Ti.

— Des pirates ! s’écria l’ingénieur à voix basse.

Il recula vers les portes hermétiques, mais s’immobilisa devant les armes que Jon et Siggy pointaient sur lui.

— Des mutants… marmonna-t-il encore.

— Sortez de ce fauteuil ! ordonna de nouveau Silver, haussant la voix.

Le pilote afficha une expression songeuse. Il posa les mains sur ses genoux enfin, avec une fausse décontraction.

— Et si je ne veux pas ? la défia-t-il.

Silver eut la sensation que le contrôle de la situation lui échappait, troublée par le sang-froid, réel ou feint, qu’il manifestait. Elle jeta un bref coup d’œil vers Ti, mais il se retranchait derrière son rôle d’otage. Très profil bas, comme disaient les gravs.

Une seconde s’écoula. Puis une autre. Le pilote commença à se détendre pour de bon, une petite lueur de triomphe arrogant dans le regard. Il l’avait percée à jour : elle n’oserait pas tirer. Ses mains remontèrent jusqu’à la boucle de sa ceinture ; il replia les jambes, cherchant un appui pour s’élancer.

Elle avait tant de fois répété ce scénario dans sa tête que la réalité semblait avoir perdu toute consistance. Elle s’observait, comme depuis un autre lieu, ou un autre temps. Cette scène, elle l’avait ressassée des dizaines, des centaines de fois, sans jamais en voir le dénouement. Elle dirigea le bout de son soudeur sur un point juste sous les genoux du pilote afin que le tableau de bord ne se trouvât pas sur la trajectoire du faisceau.

Presser le bouton fut, contre toute attente, facile. Un simple muscle en mouvement dans le pouce supérieur droit. Le faisceau était d’un bleu terne ; une petite flamme jaune jaillit de la combinaison ignifugée du pilote puis s’éteignit. Elle plissa le nez en sentant l’odeur de chair brûlée. Puis le pilote se plia en deux en hurlant.