— M. Wyzak et deux techs sont, euh… ligotés dans le Système central. Aux poignées murales, expliqua un troisième quaddie. M. Wyzak est fou furieux.
— Trois des nourrices, à la crèche, ont refusé de quitter leurs classes, dit une quaddie aux joues aussi roses que sa tenue. Elles se trouvent toujours dans le gym avec les petits, et sont très inquiètes. Quand je suis partie, elles ignoraient encore ce qui se passait.
— Il faut prévoir une nacelle de sauvetage pour ceux qui ont raté le coche, soupira Leo avec lassitude.
— Et, euh… il y a encore quelqu’un, ajouta Bobbi. À vrai dire, on ne sait pas trop quoi faire, pour lui…
— Avant tout, immobilisez-le.
— Avec lui, ça risque d’être problématique.
— Mettez-vous à dix, s’il le faut, ou vingt… Il est armé ?
— Même pas, dit Bobbi, qui semblait éprouver une soudaine fascination pour les ongles de ses mains inférieures.
— Graf ! aboya soudain une voix autoritaire alors que les portes s’ouvraient au fond du vestiaire.
Le Dr Minchenko s’élança à travers le module pour s’arrêter devant Leo et frapper le placard métallique de son poing. Il exhiba le masque respiratoire qu’il tenait à la main.
— C’est quoi, cette connerie ? Il n’y a pas de dépressurisation, ici. Nulle part !
Kara, la jeune quaddie employée à l’infirmerie, en T-shirt blanc, arriva derrière lui, mortifiée.
— Désolée, Leo. Je n’ai pas pu le convaincre de rejoindre les autres.
— Parce qu’il aurait fallu que je file me mettre à l’abri pendant que tous mes quaddies mouraient asphyxiés ? répondit-il, indigné. Pour qui me prends-tu, ma fille ?
— Presque tous les autres l’ont fait, objecta-t-elle faiblement.
— Des lâches ! Et des imbéciles, en plus !
— Ils ont suivi les instructions d’urgence, intervint Leo. Pourquoi pas vous ?
Le regard furibond du médecin se reporta sur lui.
— Parce que je ne suis pas bête au point de croire à cette histoire de dépressurisation générale. C’est impossible. Il faudrait une chaîne incroyable d’anomalies et de défaillances, pour ça.
— Ça s’est déjà vu, répondit Leo.
— Cette vermine de Van Atta ne cessait de chanter vos louanges quand il vous a fait venir ici. D’ailleurs, pour être franc, j’ai pensé un moment que…
Il se racla la gorge, quelque peu embarrassé.
—… que vous pouviez être son homme de main. Cet accident tombait tellement à pic pour lui… Connaissant Van Atta, c’est la première chose qui m’est venue à l’esprit.
— Charmant, ironisa Leo.
— Lui, je le connais… pas vous.
Le regard de Minchenko était déjà moins hostile.
— Je ne suis pas plus avancé maintenant. Que mijotez-vous, au juste ?
— N’est-ce pas évident ?
— Pas tout à fait, non. Oh ! vous pourrez tenir le siège ici quelques mois, voire même des années… Vous pourrez même repousser les attaques de Rodeo, si vous êtes bien organisés… mais après ? Personne ne viendra à votre rescousse, je vous assure. C’est foutu d’avance, Graf. N’attendez pas d’aide…
— Nous n’en demandons pas. Les quaddies vont se débrouiller seuls.
— Ah oui ? Et comment ? demanda Minchenko avec scepticisme.
— En franchissant le couloir avec l’Habitat.
Le médecin en resta un instant sans voix.
— Oh !…
Leo finit d’enfiler sa combinaison rouge et trouva l’outil qu’il voulait. Il pointa le soudeur laser sur le ventre de Minchenko. Une corvée qu’il pouvait difficilement déléguer aux quaddies.
— Quant à vous, dit-il, vous allez rejoindre les derniers gravs dans la nacelle de sauvetage. Allons-y.
Minchenko baissa à peine les yeux sur le soudeur. Il eut un sourire méprisant, tant pour l’arme que pour son détenteur.
— Ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes, Graf. Cet incapable de Curry s’est fait avoir sur toute la ligne, alors il y a encore au moins une quinzaine de filles enceintes, ici. Sans compter les conséquences des expériences non autorisées qui, à voir la rapidité avec laquelle baisse le stock de préservatifs dans le tiroir de mon bureau, ne devraient pas être négligeables.
Une rougeur coupable teinta les joues de Kara.
— Pourquoi crois-tu que je te les ai montrés et que le tiroir n’était jamais fermé à clé ? ajouta-t-il à son intention. Dites-moi, Graf, reprit-il en le fixant d’un œil sévère, si vous vous débarrassez de moi, que ferez-vous s’il se présente un cas d’accouchement par le siège ? Ou une descente post-partum de l’utérus ? Ou tout autre cas d’urgence médicale qui exige davantage qu’un peu de mercurochrome ?
— Eh bien… euh…
Leo était pris de court. Il ne savait trop ce qu’était une descente post-partum de l’utérus, mais il y avait fort à parier qu’il ne pourrait y remédier avec sa boîte à outils.
— Nous n’avons pas le choix, dit-il. Si les quaddies restent ici, ils sont condamnés à une mort certaine. Partir est leur seule chance de survie.
— Mais vous avez besoin de moi.
— Il faut que je vous… Hein ?
— Vous avez besoin de moi, répéta Minchenko. Vous ne pouvez pas vous permettre de me virer.
— Mais, euh…
Leo secoua la tête.
— Je ne peux pas vous kidnapper, tout de même…
— Qui vous demande de le faire ?
— Eh bien… vous !
Il s’éclaircit la voix :
— Écoutez… Je ne pense pas que vous saisissiez bien la situation. Nous ne reviendrons pas. Jamais. Nous allons aussi loin que possible, au-delà de tout monde habité. Avec un aller simple en poche.
— Vous me rassurez. J’ai cru un moment que vous alliez tenter quelque chose d’insensé.
Leo se sentit tiraillé par diverses émotions. La suspicion, la jalousie… et un soulagement intense à la perspective de ne plus avoir à porter seul le poids de l’opération.
— Vous êtes sûr ?
— Ce sont mes quaddies. Enfin… les miens et ceux de Daryl. Vous ne réalisez pas tout à fait le travail que nous avons accompli. Un travail fantastique. Ces gosses sont superbement adaptés à leur environnement. Ils sont exceptionnels à tout point de vue. Trente-cinq ans de labeur… et je devrais laisser un étranger les emmener de l’autre côté de la galaxie sans avoir la moindre idée du destin qui les attend ? De toute façon, GalacTech allait me mettre à la retraite l’année prochaine.
— Vous allez perdre votre pension, remarqua Leo. Peut-être votre liberté… peut-être même la vie.
Minchenko eut un haussement d’épaules ironique.
— Pour ce qu’il en reste.
Pas d’accord, songea Leo. Le médecin possédait une expérience énorme, plus d’un demi-siècle de spécialisation scientifique qui serait à jamais perdue le jour où il disparaîtrait. À moins que…
— Pourriez-vous former des quaddies, docteur ?
— Bien entendu. C’est tout à fait possible.
Minchenko passa la main dans ses rares cheveux blancs, mi-agacé, mi-implorant.
Leo se tourna vers les quaddies qui suivaient cette conversation en silence – une fois de plus, deux gravs décidaient de leur destin. Ce n’était pas normal. La question jaillit d’emblée :
— Qu’en pensez-vous, les quaddies ? C’est vous qui êtes concernés, dans cette affaire.
Pas une hésitation. Minchenko fut accepté par un chœur enthousiaste et soulagé. L’autorité familière du médecin serait de toute évidence un immense réconfort pour eux. Leo fut soudain reporté de longues années en arrière, à la mort de son père, quand l’univers lui était soudain devenu étranger. Ce n’est pas parce qu’on est adultes qu’on peut te sauver de tous les dangers… Mais cette découverte, les quaddies auraient à la faire eux-mêmes, le moment venu.