Les deux autres nounous de la crèche, qui s’étaient approchées pendant l’explication, paraissaient aussi déconcertées.
— GalacTech ne vous donne pas l’Habitat, n’est-ce pas ? s’enquit Maman Nilla.
— Non, madame Villanova, répondit Leo d’un ton patient. Nous le volons. Et comme je n’ai pas l’intention de vous entraîner dans quoi que ce soit d’illégal, je vous demande de me suivre jusqu’à la nacelle de sauvetage…
Maman Nilla promena son regard sur le gym. Des quaddies commençaient déjà à emmener des groupes de plus jeunes.
— Mais ces gosses ne pourront pas s’occuper de tous les petits !
— Il le faudra bien, dit Leo.
— Non, non… Vous n’avez pas idée du travail que ça représente. Ce service exige une attention, une disponibilité soutenues !
— C’est vrai, confirma Minchenko en se frottant le menton.
— Nous n’avons pas le choix, trancha Leo qui sentait la patience le déserter. Allez, les enfants, il faut laisser Maman Nilla, maintenant…
— Non ! protesta le petit cramponné à son genou. Elle va nous lire une histoire après manger, elle l’a promis.
Le quaddie au front entaillé se remit à pleurer. Une blondinette se pendit à la manche de la nourrice.
— Maman Nilla… Je veux faire pipi.
Leo se passa la main dans les cheveux, les mâchoires serrées.
— J’ai des problèmes techniques à régler à l’extérieur, alors je n’ai pas le temps de discuter. Allons-y ! ordonna-t-il aux trois nourrices.
Maman Nilla leva le bras auquel était cramponnée la blondinette dont les yeux bleus effrayés se posèrent sur Leo.
— Vous allez accompagner cette enfant aux toilettes, alors ?
La petite et Leo se regardèrent, aussi horrifiés l’un que l’autre.
— Certainement pas ! s’exclama-t-il. Un des quaddies pourra s’en charger. Claire… ?
Après s’être efforcé en vain de tirer du lait de sa mère, Andy choisit cet instant pour pousser des hurlements stridents. Claire, aussi déçue que lui, essaya de l’apaiser en lui tapotant le dos.
— Je ne pense pas que vous envisageriez de venir avec nous, Liz ? demanda Minchenko. C’est un voyage sans retour, cela va de soi.
— Nous ? répéta Maman Nilla. Vous comptez partir avec eux ?
— En effet.
— Eh bien, d’accord… dit-elle.
Leo en resta bouche bée.
— Mais… vous ne pouvez pas…
— Graf, l’interrompit Minchenko, votre scénario catastrophe permettait-il à ces femmes de croire qu’elles auraient assez d’air pour survivre si elles restaient avec leurs quaddies ?
Leo secoua la tête.
— Non…
— Je n’y ai même pas réfléchi, avoua une des nourrices, soudain consternée.
— Moi, si, dit l’autre en défiant Leo du regard.
— Je savais qu’il y avait des réserves d’air dans le gym, dit Maman Nilla. On nous l’a assez répété au cours des exercices. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi personne n’est venu se réfugier ici.
— Je les ai aiguillés ailleurs, expliqua Leo.
— Mais je ne peux pas venir avec vous ! s’exclama une des nourrices. Mon mari travaille sur Rodeo !
— Personne ne vous le demande, rugit Leo.
L’autre nourrice, l’ignorant, se tourna vers Maman Nilla.
— Je suis désolée, Liz. Je ne peux pas. C’est trop, pour moi…
La main de Leo effleura la bosse sous sa combinaison. Mais comme la situation n’appelait pas de solution aussi violente, il se contenta de pousser les deux femmes vers la sortie.
— Ne vous reprochez rien, leur dit Maman Nilla. Je comprends tout à fait. Je reste pour garder le fort. Personne n’attend ma vieille carcasse, nulle part, dit-elle en partant d’un rire un peu forcé.
— Vous vous chargez de ce service, alors ? demanda Minchenko.
Elle confirma d’un signe de tête.
— Très bien. Si vous avez besoin d’un coup de main, n’hésitez pas à m’appeler.
Elle acquiesça, l’air soudain désorienté, comme écrasée par la lourdeur de la tâche qui lui incomberait désormais.
Le Dr Minchenko soigna la blessure sur le front du petit quaddie. Leo avait enfin réussi à entraîner les deux femmes hors du gym.
— Maman Nilla… il faut que j’y aille, pleurnicha la blondinette en tirant de plus belle sur sa manche.
Alors que la nourrice s’éloignait avec la petite, Minchenko se tourna vers Andy qui manifestait toujours haut et fort sa frustration.
— Hé !… Dis donc, en voilà une façon de parler à sa mère !
Claire haussa les épaules.
— Pas de lait, dit-elle d’un ton lugubre.
Elle lui tendit le biberon, qu’il rejeta en hurlant.
— Viens avec moi à l’infirmerie, dit Minchenko. Je pense avoir quelque chose qui pourra remédier au problème. À moins que tu ne veuilles le sevrer dès maintenant, ce que je ne te conseille pas.
— Oh ! je vous en prie, dit-elle avec espoir.
— D’ici deux jours, tu auras de nouveau du lait. Et puis il faudra que je t’examine ; je n’ai pas encore eu l’occasion de le faire depuis mon retour.
Claire le suivit avec gratitude.
Pramod n’avait pas exagéré, pour les crampons. Leo soupira en examinant les plaques de métal fondu devant lui. De ses mains gantées, il tapa avec gaucherie les spécifications sur la console flottant près de lui. Ce tube isolant était en fait un tuyau de vidange. Rien de bien glorieux, mais une fausse manœuvre à cet endroit précis se révélerait aussi catastrophique que n’importe où ailleurs.
Il releva la tête vers Bobbi et Pramod qui attendaient à côté dans leurs scaphandres argentés. Cinq autres quaddies, dans la même tenue, étaient répartis dans les alentours, et un cargo-pousseur se mettait en position. Le croissant lumineux de Rodeo tournait sur lui-même à l’arrière-plan.
Le fouillis de tuyaux et de canalisations, protégé par un revêtement extérieur, constituait les connexions ombilicales entre les différents modules. Il s’agissait en l’occurrence de rassembler les modules en grappes longitudinales de sorte qu’ils supportent l’accélération. Les grappes, rattachées les unes aux autres comme des nacelles, formeraient une masse équilibrée et robuste, capable de résister à la propulsion modérée qu’ils envisageaient.
Un mouvement attira son attention sur sa droite. Le casque de Pramod se releva aussi.
— Ça y est, ils s’en vont, remarqua Pramod d’un ton où perçaient à la fois le triomphe et les regrets.
La nacelle contenant les derniers gravs s’éloigna en silence dans le vide ; un éclair de lumière jaillit d’un hublot alors qu’elle rapetissait à vue d’œil en direction de la courbure de Rodeo. Terminé, les gravs, songea Leo. Il ne restait que lui-même, le Dr Minchenko, Maman Nilla et un jeune surveillant un peu exalté qu’ils avaient découvert caché dans un placard. Ce dernier, après avoir déclaré son amour passionné pour une jeune quaddie, avait refusé de partir. S’il changeait d’avis avant qu’ils n’atteignent Orient IV, décida Leo, il serait toujours temps de l’y déposer. Entre-temps, ils avaient le choix : le supprimer ou le mettre au travail. Magnanime, Leo avait choisi la deuxième solution.
Le temps. Les secondes semblaient ramper sur sa peau, comme des insectes sous son scaphandre. Le second chargement de gravs rattraperait bientôt le premier. Ensuite, GalacTech ne tarderait sans doute pas à réagir. Et avec son œil exercé d’ingénieur, Leo frémissait en constatant la vulnérabilité de l’Habitat.
La seule issue, pour les quaddies, était de décamper d’ici au plus vite.
Leo se rappela à l’ordre. Un calme à toute épreuve était la clé pour s’en sortir vivant. Ne jamais l’oublier. Il reporta son attention sur sa tâche.