—… et on a désespérément besoin d’un miroir vortex. Si on peut en trouver un dans l’entrepôt de Rodeo…
— Ne vous faites pas d’illusions, l’interrompit Ti. Seul le chantier naval du district orbital d’Orient IV effectue les réparations des navires de saut. Et toutes les pièces sont entreposées là. Rodeo n’a rien à voir avec les superjumpers. Rien du tout, conclut-il en croisant les bras.
— C’est bien ce que je craignais, soupira Leo. Bon, il y a encore une autre possibilité. On pourrait essayer d’en fabriquer un ici.
Ti prit l’air contrarié de quelqu’un qui vient de mordre dans un citron.
— Graf… on ne fait pas un miroir vortex avec des boîtes de conserve et des bouts de ficelle. Ils les fabriquent d’une seule pièce ; il n’y a pas une soudure, pas un joint, et ce truc fait trois mètres de large, bon sang ! La presse qui les moule pèse des tonnes. Sans parler de la précision nécessaire… il vous faudrait au moins six mois pour y arriver. Et encore… sans résultat garanti !
Leo hocha la tête, puis leva les mains, doigts écartés.
— Dix heures, dit-il. Ah ! bien sûr, je préférerais avoir six mois. Et être en gravispace, dans une fonderie. Avec une presse géante et une équipe de spécialistes… Là, je serais équipé pour fabriquer des dizaines, voire des centaines de miroirs vortex. Mais primo, je n’ai rien de tout ça, et secundo il ne m’en faut pas des centaines, mais un seul. Et il existe un moyen de le faire. C’est sûr, avec le temps imparti, on n’aura pas de seconde chance. Mais au point où nous en sommes, on a tout à gagner à tenter le coup. Le problème, c’est que je ne peux pas en même temps construire un miroir vortex ici et récupérer Tony sur Rodeo. Pas question non plus que les quaddies y aillent. Donc j’ai besoin de vous, Ti. De toute façon, je vous aurais demandé de piloter la navette. Maintenant, je vous demande un peu plus que ça…
Ti pointa l’index sur le torse de Leo.
— Écoutez-moi bien, Graf… En principe, j’allais pouvoir me tirer intact de cette histoire parce que GalacTech aurait été amené à penser que je vous avais fait franchir le couloir avec un flingue sur la tempe. Un scénario simple et tout à fait crédible. Mais là, ça complique tout. Même si j’arrive à me sortir indemne de ce genre de cascade, ils ne voudront jamais croire que je l’ai fait contraint et forcé. Qu’est-ce qui m’empêcherait d’aller trouver les autorités s’il n’y a plus personne pour me menacer ? Non, non, je ne peux pas faire ça. Ni par amour, ni pour de l’argent.
— Je sais, rétorqua Leo. On vous a déjà offert l’un et l’autre.
Ti le fusilla du regard, mais baissa la tête pour éviter de rencontrer les yeux de Silver.
Une voix juvénile retentit depuis le corridor :
— Leo ? Leo ! Où êtes-vous ? Leo ?
— Ici, répondit-il. Que se passe-t-il encore… ?
Un jeune quaddie apparut à la porte.
— Leo ! On vous cherche partout. Vite ! Un message urgent. Sur le com. De gravispace.
— On a dit qu’on ne répondait pas aux messages. Le black-out complet. Moins on leur donne d’informations, plus ça leur prendra du temps pour mettre leur attaque au point.
— Mais c’est Tony !
Leo sentit son ventre se crisper. Il se rua derrière le messager. Silver, blême, et les autres se précipitèrent à sa suite.
Tony était assis sur son lit d’hôpital, adossé aux oreillers, face au vid. Il portait son T-shirt et son short habituels, et un bandage sur le bras inférieur gauche. Des cernes marquaient son visage tourmenté et ses yeux, tels ceux d’un poney apeuré, se tournaient sans cesse vers la droite de son lit où se tenait Bruce Van Atta.
— Il vous en a fallu, du temps, pour répondre à notre appel, Graf, dit Van Atta sur un ton détestable.
Leo avait la gorge serrée.
— Salut, Tony. On ne t’a pas oublié, ici. Claire et Andy vont bien ; ils sont de nouveau ensemble et…
— Vous êtes ici pour écouter, Graf, et rien d’autre, l’interrompit Van Atta qui appuya sur un bouton. Voilà, je viens de couper votre audio, comme ça vous pouvez économiser votre salive. Bien, Tony…
Van Atta lui toucha le bras avec la pointe d’un petit câble argenté. Qu’est-ce que c’est que ça ? se demanda Leo, soudain effrayé.
—… fais-nous ton discours.
Le regard de Tony revint sur le vid, sur l’image silencieuse de Leo, et ses yeux s’agrandirent démesurément. Il se mit à parler de façon précipitée :
— Je ne sais pas ce que vous faites, Leo, mais continuez. Ne vous occupez pas de moi. Emmenez Claire et Andy loin d’ici et…
L’holovid s’éteignit soudain, bien que le canal audio restât ouvert. Leo et tous ceux qui étaient présents entendirent une sorte de grésillement, un cri, et la voix dure de Van Atta :
— Arrête de bouger, sale mutant !
Puis le son, lui aussi, fut coupé.
Leo s’aperçut qu’il serrait très fort la main de Silver dans la sienne.
— On a prévenu Claire, dit Silver. Elle doit être en route.
— Je crois que tu ferais mieux d’aller au-devant d’elle. Il ne faut pas qu’elle voie ça.
Silver hocha la tête.
— Compris.
Elle venait de ressortir quand le vid s’alluma de nouveau. Tony était maintenant recroquevillé dans le coin de son lit, le visage enfoui entre ses mains. Van Atta, l’air mauvais, se balançait sur ses talons.
— Ce gosse a l’esprit lent, de toute évidence, lança-t-il avec hargne. Je vais être clair et bref, Graf. Vous détenez peut-être des otages, mais si vous vous avisez de toucher à un seul de leurs cheveux, vous devrez en répondre devant n’importe quel tribunal de la galaxie. Moi aussi, j’ai un otage ; la différence, c’est que je peux en disposer selon mon bon plaisir. En toute légalité. Et vous auriez tort de croire que ce sont des paroles en l’air. Donc, nous allons vous envoyer une navette de la sécurité pour remettre un peu d’ordre là-haut. Et vous allez gentiment coopérer, d’accord ?
Il leva le câble argenté et actionna une manette. Des étincelles en jaillirent.
— C’est un instrument très rudimentaire, mais c’est fou ce qu’on peut faire avec. Il va de soi que je ne m’en servirai que si vous m’y forcez, Leo.
— Personne ne vous force à…
— Ah ! le coupa Van Atta. Un instant…
Il régla ses commandes holovid.
— Là… maintenant, on vous entend. Allez-y, mais j’espère que ce que vous avez à me dire sera intéressant.
— Personne ici ne vous force à faire quoi que ce soit, dit Leo. Vous êtes seul responsable de vos actes. Nous ne détenons aucun otage. Nous avons juste trois volontaires, qui ont choisi de rester pour… être en accord avec leur conscience, je suppose.
— Si Minchenko est l’un d’eux, je vous conseille de protéger vos arrières, Graf. La conscience, mon œil ! Il veut simplement garder la mainmise sur son petit empire. Vous êtes un con, Graf. Yei, venez lui parler dans sa langue. Je ne suis pas sûr qu’il comprenne la mienne…
Le Dr Yei apparut dans l’image. L’attitude très rigide, elle s’humecta les lèvres et rencontra le regard de Leo.
— Monsieur Graf, je vous en supplie, mettez un terme à cette folie. Ce que vous tentez de faire est dangereux pour vous tous et…
Van Atta illustra ses propos en agitant le câble électrique au-dessus de la tête de Yei qui se tourna vers lui, agacée.
— Rendez-vous maintenant, continua-t-elle cependant, et vous limiterez ainsi les dégâts. Je vous en prie. Pensez à tous ces enfants. Vous avez le pouvoir de tout arrêter…
Leo garda le silence un instant, puis se pencha.
— Docteur Yei, je suis à quarante-cinq mille kilomètres de vous. Vous êtes dans la même pièce que Van Atta. C’est à vous de l’arrêter, lui.