La matrice de glace atteignait à présent trois mètres de large sur deux mètres d’épaisseur. Sa forme étrange et sa surface irrégulière lui donnaient l’apparence d’un fragment détaché de quelque iceberg cosmique.
Une succession de couches recouvrait la cavité intérieure. D’abord, le flan de titane ; ensuite l’essence – Leo avait trouvé un autre moyen d’utiliser le carburant : contrairement aux autres liquides, il ne gelait pas à la température de la glace –, puis le séparateur circulaire en plastique, et enfin son précieux explosif essence-tétranitrométhane. Le tout coiffé d’un couvercle découpé dans une cloison de l’Habitat et fixé par des barres et des crampons. Bref, un superbe gâteau d’anniversaire. C’était le moment d’allumer la bougie et de faire un vœu avant que la crème glacée ne commence à fondre au soleil.
Leo se tourna pour faire signe à ses assistants quaddies de se retrancher derrière un des modules abandonnés. À cet instant, il aperçut un autre quaddie s’avancer rapidement vers eux depuis le D-620. S’armant de patience, Leo lui donna le temps de les rejoindre afin qu’il s’abrite avec eux. Un messager ? Peu probable. Il aurait utilisé la liaison com de son scaphandre…
— Sa’ut, ’eo, lança Tony sur son canal. Nav’é d’a’iver en ’etard. Vous en avez ’ardé un peu ’our moi ?
— Tony !
Pas facile d’étreindre quelqu’un à travers les scaphandres, mais Leo fit de son mieux.
— Tu arrives à pic pour le feu d’artifice ! dit Leo avec excitation. J’ai vu la navette accoster, tout à l’heure.
Inutile de mentionner les sueurs froides que ça lui avait provoquées en imaginant que Van Atta débarquait avec une équipe de la sécurité.
— Je pensais que le Dr Minchenko t’aurait gardé au chaud à l’infirmerie. Et Silver, ça va ?
— Oui. Elle est ’estée là-bas. Le Dr ’i’enko n’avait ’as le ’emps de s’o’uper de moi. Claire et An’y dor’aient et je n’ai ’as ’oulu ré’eiller le bébé.
— Tu es sûr que ça va ? insista Leo, inquiet. Tu as une drôle de voix.
— C’est ’a ’ouche. ’ien de g’ave…
— Ah !
Leo lui expliqua la manœuvre en cours.
— Tu vas assister au bouquet final, déclara-t-il en s’élevant afin de voir par-dessus le module. La petite boîte au sommet – la cerise sur le gâteau, si tu veux – est un condensateur de deux mille volts. Il est relié à un filament placé dans le liquide explosif. J’ai utilisé le filament d’une ampoule électrique dont j’ai enlevé la gaine. Le truc qui dépasse est une cellule photoélectrique qu’on a prise sur une porte. Quand on l’atteindra avec ce laser optique, elle refermera le commutateur…
— Et l’é’ect’icité déc’enchera l’ex’osif ?
— Pas tout à fait. La haute tension fait exploser le fil, et l’onde de choc déclenche le mélange essence-tétranitrométhane. Puis, le flan de titane se propulse et percute la matrice de glace. C’est très dangereux, aussi on s’est abrités derrière ce module.
Il se tourna pour s’assurer que toute son équipe était bien en sécurité.
— Tout le monde est prêt ?
— Si vous pouvez regarder ce qui se passe, pourquoi pas nous ? se plaignit Pramod.
— Parce que c’est moi qui suis derrière le laser, répondit Leo, non sans une certaine satisfaction.
Il braqua le laser optique, puis marqua une pause pour calmer son anxiété. Il y avait tant de grains de sable qui pouvaient encore se coincer dans l’engrenage, même s’il avait vérifié et revérifié chaque paramètre plutôt dix fois qu’une… Mais à un moment, il fallait se décider, s’en remettre à sa bonne étoile et passer à l’action.
Il pressa le bouton.
Un éclair luminescent, un nuage de vapeur, et la matrice de glace explosa, projetant des débris alentour. Un spectacle magnifique. À contrecœur, Leo se baissa derrière le module. Ses mains gantées, appuyées contre le module, ressentirent le choc des éclats de glace heurtant les parois du module avant de ricocher dans le vide.
Puis ce fut le silence. Leo resta figé un moment, les yeux rivés sur Rodeo.
— Maintenant j’ai peur de regarder, avoua-t-il.
Pramod contourna le module.
— C’est en un seul morceau, en tout cas. Mais j’ai du mal à distinguer la forme exacte.
— Allons-y, les enfants, déclara Leo, après avoir repris son souffle.
Peu après, ils avaient rattrapé le fruit de leurs efforts. Leo refusait encore d’appeler « miroir vortex » ce qui n’était peut-être qu’un énorme fragment de métal tordu. Les quaddies l’inspectèrent à l’aide de leurs scanners sur toute la surface argentée.
— Aucune fêlure, Leo, dit Pramod. Par contre, il est sans doute un peu trop épais par endroits…
— On pourra remédier à ça en le polissant.
Bobbi s’activait avec son laser optique, déchiffrant les données qui s’inscrivaient sur son petit écran de contrôle.
— Il est conforme, Leo ! s’exclama-t-elle enfin. Il est conforme ! On a réussi !
Leo ferma les yeux et exhala un long, très long soupir de soulagement.
— D’accord, les enfants. Nous allons l’installer dans le… Oh, flûte ! On ne peut pas continuer à l’appeler « la reconfiguration de l’Habitat et le D-620 ».
— C’est un peu long, acquiesça Tony.
— Alors ? Quel nom lui donne-t-on ?
Plusieurs possibilités traversèrent l’esprit de Leo – l’Arche, l’Etoile de la Liberté… Le Délire de Graf…
— Chez nous, dit Tony. Rentrons chez nous, Leo.
— Chez nous…
Leo répéta ces deux mots, lentement, comme on goûte un vin millésimé. Oui. Il en aimait la saveur. Pramod approuva d’un hochement de tête, et Bobbi donna son accord d’un signe de la main.
Leo cligna des yeux. Il devait y avoir de la vapeur, dans son casque… ça le faisait larmoyer. C’était idiot…
— Oui. Emportons notre miroir vortex chez nous, les enfants.
Bruce Van Atta s’arrêta devant la porte du bureau de Chalopin, au spatioport Trois, afin de reprendre son souffle et de maîtriser ses tremblements. En plus, il avait un point de côté. S’il ne se faisait pas un ulcère, avec tout ça, il aurait de la chance. Il n’avait pas décoléré depuis qu’ils étaient revenus du lac. Être si près du but, mais tout rater à cause d’incompétents… Il y avait de quoi enrager.
Par le plus pur des hasards, s’étant réveillé en plein sommeil, il en avait profité pour appeler le spatioport afin de savoir s’il y avait du nouveau. Autrement, il n’aurait peut-être jamais appris que la navette avait atterri ! Devinant le plan de Graf, il avait foncé à l’hôpital. À quelques minutes près, il aurait pu coincer Minchenko.
Il s’était déjà délesté d’une bonne partie de sa hargne sur le pilote du jetcopter, en le traitant de dégonflé – parce qu’il n’avait pas eu le cran nécessaire pour forcer la navette à atterrir – et d’incapable – parce qu’il n’avait pas été fichu d’arriver sur le lac avant la Land Rover. Le pilote, écarlate, avait serré les poings sans répondre, sans doute mortifié. Et à juste titre. Mais cet échec prenait véritablement sa source là, de l’autre côté de la porte qui s’ouvrit pour le laisser entrer.
Chalopin, Bannerji, son omniprésent capitaine de la sécurité, et le Dr Yei étaient tous tournés vers le vid que diffusait l’ordinateur de Chalopin. Bannerji désignait quelque chose à Yei.