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Mais, pendant que les esprits s’échauffaient, l’équipe de Dinoli amorçait ce que, à l’agence, on appelait déjà, «l’opération Ganymède». Grand, maigre, presque dégingandé, Ernie Watsinski s’apprêtait à diriger une séance de travail dans son bureau, attendant pour commencer que le groupe soit au complet. Les yeux fixés dans le vague, il semblait ignorer superbement la douzaine de collaborateurs rassemblés autour de lui. Kennedy l’observait intensément, essayant peut-être de déceler ce qui le dérangeait chez cet homme indiscutablement bizarre: le petit sourire vicieux avec lequel il vous fixait derrière ses verres épais; son crâne en forme de dôme surmonté de rares poils roux ou son port évoquant celui d’une longue araignée voûtée? Tout en lui dénotait une espèce d’assurance mêlée de condescendance. Kennedy attribuait cela à l’indiscutable compétence de cet homme promu au deuxième échelon à 31 ans et certain de prendre la relève de Dinoli dont il avait — incidemment — épousé la fille unique.

À neuf heures pile, Watsinski sortit, comme par hasard, d’une réflexion profonde, regarda rapidement autour de lui et demanda de sa voix fluette mais nettement autoritaire:

— Qui a raté l’émission d’hier soir?

Les membres de l’équipe échangèrent des regards qui semblaient vouloir dire: «Ne compte pas sur nous pour l’avouer.»

Watsinski grimaça un sourire satisfait et enchaîna:

— C’est exactement ce que nous attendons de vous. (Il ajouta avec une pointe de fierté dans la voix:) J’ai personnellement travaillé à la fabrication de cette émission, vous savez?

Passant de la coquetterie au professionnalisme, il annonça:

— Vos collègues des 6e et 7e échelons ont passé la matinée à faire et à dépouiller des sondages. Ceux-ci ont révélé que la quasi-totalité des gens interrogés ont vu l’émission, que l’opinion publique se passionne pour Ganymède. Conclusion: l’intérêt existe, il ne reste plus qu’à le canaliser! Est-ce clair et limpide?

Il leva un sourcil interrogateur vers l’assistance comme pour attendre leurs réactions, mais sans donner le temps à quiconque de parler:

— Désormais, vous travaillerez sous mes ordres! Décision du patron. Des questions?

Silence.

— Bien. Maintenant, nous avons une heure pour trouver des concepts. J’attends les suggestions.

Kennedy se surprit à lever la main le premier pour déclarer d’une voix mal assurée:

— J’ai quelques idées générales, rien de bien défini, mais je…

Sur un ton irrité Watsinski coupa:

— Je ne vous demande pas de me proposer une stratégie, mais des concepts; vu?

Kennedy s’humecta les lèvres et reprit, visiblement gêné:

— Bien. Ma femme et moi, nous avons regardé l’émission hier soir. Sa première réaction, à la vue des Ganys, a été un sentiment de pitié, de compassion maternelle. Je suggère par conséquent de fouiller dans ce sens, de présenter ces créatures comme des gosses à protéger.

Watsinski apprécia d’un ton neutre:

— Intéressant, intéressant… Qu’en pensez-vous, Haugen?

Tel un bulldozer déchaîné Haugen protesta, catégorique:

— Je suis totalement opposé à cette idée: ma femme a eu exactement la même réaction. Elle a même trouvé les Ganys «mignons»! Mais les sondages montreront qu’il s’agit là d’une réaction universelle! Suivons l’idée de Ted: donnons des Ganys l’image de mouflets égarés à protéger absolument. Mais qu’arrivera-t-il s’ils décident de riposter au moment de l’occupation? Et surtout, que dira l’opinion si cette affaire débouche sur un massacre sanglant?

Haugen fit une courte pause pour balayer l’assistance d’un regard important, puis enchaîna sur un ton ferme:

— Ce que je veux dire est très simple: l’idée de Ted ne vaut pas un clou parce que les gens ne comprendront pas qu’on liquide subitement des créatures inoffensives. Il se pourrait même que le gouvernement ait une révolution sur les bras!

Surpris par la véhémence de son propre ton, Haugen s’arrêta de parler pour regarder Watsinski qui se passait pensivement un doigt sur son long nez incurvé. Au lieu de regarder Haugen, le supérieur hiérarchique posa des yeux froids sur Kennedy et fit sèchement:

— Voyez la faille de votre proposition? Réfléchissez donc avant de parler!

Gêné, Kennedy hochait la tête. Peut-être valait-il mieux préparer le public au pire… Dans le doute, il s’abstint, attendant les réactions des autres. Ils semblaient paralysés par la peur, à l’exception de Haugen qui s’apprêtait à intervenir lorsque Watsinski coupa, en tambourinant nerveusement des doigts sur la table:

— Un instant! Qui est d’accord avec Kennedy? Autant en avoir le cœur net…

Silence.

Au bout d’un moment, ce fut Spalding, qui, dans un élan de témérité, énonça fermement:

— Je suis d’accord avec Ted.

Tous les regards se tournèrent instantanément vers le jeune homme qui, enflammé, précisait:

— Je ne vois pas pourquoi il faut prévoir un massacre! Puisqu’il faut absolument occuper Ganymède — ce que je ne comprends pas du reste — pourquoi ne pas le faire pacifiquement! C’est mille fois mieux, à mon avis!

— Qui a demandé votre avis, Spalding?

La voix avait été chargée de colère glacée. Tout comme les yeux qui maintenant fixaient le jeune homme. Watsinski avait grimacé une sorte de sourire. Quand il reparla, son ton était plus aigre, plus méprisant que jamais:

— Spalding, cracha-t-il, ma patience a des limites. Vous avez la chance de n’être qu’un quatrième échelon miteux. Mais puisque vous êtes parmi nous, sachez, pour votre gouverne, que nous sommes ici pour tenter d’orienter l’opinion publique dans un sens bien précis et non pour ajuster les décisions de la SDEE à nos convictions personnelles. Il se trouve que ces gens-là nous paient pour faire un boulot précis. Est-ce clair et limpide?

Spalding ne répondit pas. Les poings serrés sur sa chaise, la mâchoire crispée, il fixait obstinément ses chaussures. Pourtant Watsinski crut bon de lui assener une dernière remarque cinglante. Il ajouta sur le même ton de pisse-vinaigre:

— Vos raisonnements débiles vous ont déjà valu des déboires, si mes souvenirs sont bons. Je vous conseillerais donc de vous éclaircir les idées si vous voulez continuer à travailler ici, fiston.

Kennedy loucha rapidement vers Spalding. Il était pâle comme un linge, impassible à l’exception de ses narines qui palpitaient de rage. Watsinski, lui, avait déjà repris, comme si de rien n’était:

— Allez, allez, des idées! On ne peut pas dire que ce soit très brillant jusqu’ici!

Avec une moue craintive, Lloyd Presslie suggéra:

— Je propose de présenter les Ganys comme des monstres peuplant une planète de glace. C’est, en effet, une démarche plus sûre que celle qui consiste à tabler sur l’instinct maternel. Il faut un axe psychologique inébranlable; or, tout le monde sait qu’il est plus facile de susciter la haine que l’amour. Les gens n’auront aucun mal à haïr les gueules d’angoisse qu’ils ont vues hier à la télé! En outre, il n’est pas sûr que l’Américain moyen tout excité aujourd’hui par la nouvelle, soit prêt, demain, à accepter que les Ganys soient aussi intelligents que lui. Donc compte tenu de tout ceci, je suggère que les Ganys soient présentés d’emblée comme des barbares sanguinaires.