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Toujours sur le même ton, Spalding répliqua:

— Elle est bonne, celle-là! C’est interdit de critiquer un contrat pourri, peut-être?

— Quand on n’a pas le courage de ses opinions, oui! Barre-toi si tu veux, mais ne reste pas là à faire des mots d’esprit douteux sur les gens qui te nourrissent. Au fait, que sont devenues tes ambitions? Tu voulais devenir écrivain, non? Je crois qu’il est grand temps de te reconvertir: tu ne feras pas de vieux os, ici.

— C’est toi qui le dis! J’ai décidé de rester.

Le jeune homme avait dit cela avec une sorte de sourire ambigu dont le sens échappa à Kennedy qui lui tapota l’épaule et dit:

— Voilà qui est raisonnable. J’ai toujours su que tu mûrirais un jour. C’est si puéril de…

— Me bassine pas avec tes sermons, Ted. J’ai pas «mûri» en quarante-huit heures!

— Alors, pourquoi restes-tu?

Spalding hésita un peu, puis cracha entre des dents serrées:

— Pour le fric, si tu veux le savoir! Actuellement, je touche le salaire d’un troisième échelon. Encore quelques mois de ce régime et je serai plein aux as, libre de faire ce que je veux.

Les yeux embrasés par une passion indéfinissable, Spalding conclut:

— C’est cela! J’ai décidé de combattre le fanatisme par le fanatisme!

Kennedy ne voyait pas très bien le rapport, mais il préféra ne pas interrompre Spalding qui, maintenant, avait repris ses airs d’intellectuel présomptueux pour demander:

— Et alors, ce petit boulot à la biblio, c’est pour aujourd’hui ou pour demain?

— Ce n’était qu’un prétexte pour…

Kennedy n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Spalding lui avait cloué le bec avec un:

«Ça te dérangerait que je retourne à mon travail?» franchement insolent. Ahuri, il le regarda s’éloigner un moment, secouant la tête et souffla incrédule:

— Vraiment culotté, ce gars!

Il regagna le bureau en pensant au cynisme dont Spalding avait fait preuve. Désormais, il ne pourrait plus le considérer comme un jeunot fougueux et sans consistance. Spalding était capable de bouffer et de cracher dans la soupe, sans la moindre gêne. Il fallait donc s’en méfier. Au bout du couloir, Kennedy aperçut Haugen devant le distributeur de boissons et l’y rejoignit. Il consulta négligemment sa montre et demanda, pour dire quelque chose:

— Au fait, c’est à quelle heure, la réunion?

— Dans une demi-heure. Pourquoi? T’as des idées géniales?

Kennedy répondit, pince-sans-rire:

— Super-géniales, mon vieux. Je tiens deux concepts qui plairont certainement à Watsinski.

Puis, sans réfléchir, Kennedy demanda… un peu trop vite:

— Au fait, Alf, que penses-tu de toute cette affaire?

À l’air ahuri dont Haugen le regarda on eût dit que Kennedy avait tenté de l’impliquer dans un complot contre le Grand Patron. Il battit des cils comme pour marquer son incompréhension et fit:

— De quelle affaire veux-tu parler? Je ne comprends pas.

Kennedy déglutit, regrettant d’avoir posé la question. Mais faute de pouvoir reculer, il bredouilla:

— Ben… du contrat Ganymède. Je voulais savoir si tu trouves cela moral ou pas.

Haugen le fixa longuement sans répondre. Pour la deuxième fois en un mois, Kennedy se vit en train de remplir une demande d’emploi. Haugen était un inconditionnel de l’agence. À 40 ans, il savait sa carrière terminée. Il lui suffisait de se tenir tranquille pour être assuré de finir troisième échelon. Jusqu’à quel point espionnait-il ses collègues pour le compte de Dinoli? Kennedy n’en savait rien, bien que les réactions de Haugen confirmassent cette rumeur. Au bout d’un moment, le gros homme eut un sourire malicieux et fit:

— J’ai compris. C’est Spalding qui t’a contaminé.

Kennedy s’empressa de rectifier:

— Pas du tout. C’est ma femme qui m’inquiète. Elle s’intéresse beaucoup aux problèmes sociaux. Quoi que je dise, elle ramène toujours Ganymède sur le tapis. Alors, parfois, il arrive que je ne sache plus que penser.

Haugen parut sincèrement choqué:

— Tes propos me surprennent, Ted. T’es troisième échelon à 32 ans. Tu te palpes 30 000 dollars par an, sans parler des primes et de la belle carrière qui t’attend.

Kennedy haussa les épaules et coupa:

— C’est pas en me passant de la crème que tu répondras à ma question, Alf.

— Je n’ai aucune raison de te flatter, mon vieux! Beaucoup de gens, en commençant par Dinoli, savent ce que tu vaux. Je ne serais pas surpris qu’on te bombarde deuxième échelon à la fin de ce contrat, et tu oses te demander si c’est bien ou si c’est mal!

Comme pour souligner le manque de perspicacité de Kennedy qui le regardait d’un air pensif, Haugen partit d’un gros rire et ajouta:

— Voyons, qu’est-ce qu’on te demande? De raconter aux gens que Ganymède est peuplée de créatures barbares. Et alors? Pour trente mille dollars par an, tu crois que ça ne vaut pas la peine de se remuer un peu?

Kennedy se contenta de sourire, estimant qu’il en avait trop dit. Une demi-heure plus tard, l’équipe, presque au complet était dans le bureau de Watsinski, qui sembla se réveiller, précisément au moment où Richardson, arrivé avec une minute de retard, tentait de se faufiler discrètement dans la pièce:

— Qui n’a pas son calendrier?

Personne ne réagit. Watsinski enchaîna à sa manière expéditive:

— Bien. Nous sommes à une semaine du lancement. Vous avez eu une semaine pour réfléchir. J’écouterai vos suggestions tout à l’heure. Sachez que les choses ont avancé. Joe Kauderer vous lira le rapport de ses activités tout à l’heure chez Dinoli. Il a notamment réussi à contacter les directeurs des grandes chaînes de télé et de radio.

Il fit une courte pause, inspira profondément comme pour prendre des forces. Quand il reparla, la voix était chargée d’émotion, presque tremblante. Kennedy se demandait quelle nouvelle pouvait avoir bouleversé subitement cet homme glacial d’ordinaire. Il ne tarda pas à le savoir. L’air grave, Watsinski disait:

— Vous avez eu une semaine pour réfléchir, pour affiner vos idées. Vous le savez, chez nous, la publicité est considérée comme de la création artistique. Une campagne bien conçue est, en effet, une œuvre d’art comparable à un Rembrandt, à une symphonie de Beethoven.

Il marqua une courte pause et enchaîna sur un ton presque larmoyant:

— Si quelqu’un parmi vous ne sent pas le contrat Ganymède de toutes ses fibres, qu’il le dise tout de suite. Inutile de continuer si l’on est pas convaincu de pouvoir donner le meilleur de soi-même. On n’est pas créateur à moitié! Il faut de la conviction, de la foi!

Kennedy jeta discrètement un coup d’œil à Spalding qui, derrière un masque d’impassibilité, fixait la mine bouleversée de Watsinski avec une moue qui semblait vouloir dire: «bon comédien, mais mauvais théâtre».

Watsinski avait ôté ses lunettes pour balayer l’assistance d’un regard humide et avait demandé:

— On peut compter sur tout le monde, n’est-ce pas?

On entendit de faibles «oui» dans l’assistance visiblement émue ou affligée par ce numéro de veuve éplorée. Seul Haugen, fidèle à lui-même, avait barytonné son approbation.

Mais cela sembla suffire à Watsinski, car il enchaîna aussitôt sur son ton de pisse-vinaigre:

— La dernière fois, nous avons esquissé une série d’approches possibles. Et si mes souvenirs sont bons, nous avions retenu la suggestion — brillante — de Presslie préconisant de présenter les Ganys sous un angle antipathique, pour prévenir les réactions fâcheuses au moment décisif. Comment voyez-vous les choses concrètement? Richardson, je vous écoute!

À cet instant, Kennedy pria pour que son collègue ait potassé son sujet sous peine de le payer très cher. Watsinski adorait clouer le bec aux troisièmes échelons. Mais cette fois-ci, il tombait bien mal. Grand, sec, presque chauve, Richardson était ce qu’on pouvait appeler un «branché» de la pub, passionné d’études de motivations et de marketing, et de médias. Il sortit, de son attaché-case, une pile de documents bourrés de graphiques complexes et dit: