Pierre Bordage
Orchéron
CHAPITRE PREMIER
UMBRES
Combien de temps ai-je passé à lire le journal du moncle Artien ? Des semaines, des mois ? Je n’ai parlé à personne de ma découverte, pas même à mon cher Elleo. Sans doute y a-t-il une part de lâcheté dans mon mutisme. Peut-être craignais-je que l’exhumation de ce document, qui nous raccroche à un passé à la fois si lointain et si proche, ne fasse que précipiter une transformation que je pressens douloureuse ? Notre monde, notre toujours « nouveau monde », repose sur un foisonnement de légendes d’où nous avons dégagé les sept sentiers de l’évolution. Or la révélation de la vérité historique – d’une simple facette de cette vérité, car le témoin privilégié de l’odyssée de l’Estérion n’avait des événements qu’une vision subjective, parcellaire – risquait à mon sens de saper nos fondations encore fragiles et de déchaîner la violence que je vois frémir dans le cœur de chacun.
J’ai parfois ri aux éclats lorsque j’ai comparé les descriptions du moncle Artien à notre propre vision de l’odyssée des maudits d’Ester. Le grand Ab n’est donc pas ce demi-dieu terrible qui vainquit les légions infernales et dompta le Qval ; Lœllo, le fumé de Xart (X-art, selon Artien), n’est donc pas cet ange visionnaire qui se jeta dans la fosse aux serpensecs pour sauver la population du vaisseau ; les lakchas ne sont donc pas ces enfants génies qui, touchés par la grâce, firent jaillir la manne du néant… Le gouffre se creuse sans cesse entre la réalité et la fiction. Seule Ellula, la jeune vierge qui défia l’ordre millénaire des Kroptes et apprivoisa le monstre Abzalon, semble à peu près conforme à sa légende. Elle n’a usurpé ni sa beauté ni sa bonté, et le sentier qu’elle a défriché, le deuxième, le sentier de l’amour vrai, me paraît magnifiquement assorti à son nom.
Je me suis longtemps demandé ce qu’il convenait de faire de ce journal. Devais-je aller de mathelle en mathelle afin de délivrer mes « frères » et « sœurs » de la chaîne d’erreurs qu’ils maillent depuis maintenant cinq siècles ? (Je ne sais pas, et je ne saurai sans doute jamais, si cinq siècles d’ici équivalent à cinq siècles d’Ester.) Devais-je brandir les écrits du moncle Artien comme un flambeau afin d’écarter les ténèbres dans lesquelles s’égarent les descendants de l’Estérion ? J’ai finalement décidé d’attendre le moment propice : la lumière risquait de blesser cruellement ceux qui sont restés dans la nuit trop longtemps.
Est-ce là la vraie raison, Lahiva filia Sgen ? Ne te faudrait-il pas ici confesser qu’être la seule détentrice du secret de nos origines te donne un sentiment de supériorité, un vertige, une ivresse que tu refuses de dissiper par le partage ? Ton lecteur (ta lectrice) aura tôt fait de s’apercevoir que tu n’es guère partageuse…
Le témoignage du moncle Artien m’a en tout cas poussée à rédiger mon propre journal, à relater notre histoire à ma façon. Autant j’ai maudit les djemales de nous avoir, mes condisciples et moi, enfermés durant des heures pour nous enseigner les rigueurs de la lecture et de l’écriture, autant je bénis aujourd’hui leur intransigeance : grâce à ces femmes engagées sur le sentier de Qval Djema, le quatrième, la voie de la connaissance ou le chemin de l’eau bouillante, je suis en mesure de poursuivre, avec mes modestes moyens, l’œuvre de ce religieux légendaire qui a lui-même donné son nom à un sentier, le sixième, le chemin de l’humanité reconquise.
Ayant choisi cet « enfant de l’éprouvette » pour maître, je m’efforcerai d’être sa digne disciple, d’avoir comme lui « des événements une vision pénétrante, filtrée par ces tamis très fins que sont la mémoire cellulaire et le subconscient… » Je n’accéderai sans doute jamais à la qualité de son style, à la caresse ensorcelante de sa « danse de la plume sur le papier », je marcherai seulement sur ses traces en espérant recueillir un peu de sa grâce, un peu de sa manne, comme ces yonkins tout juste sevrés qui se tiennent entre les pattes de leur mère, dans l’attente des offrandes d’une herbe qu’elles recrachent à leur intention après l’avoir prémâchée.
Le moncle Artien ne se doutait sûrement pas que son « lecteur imaginaire » se matérialiserait un jour dans le corps d’une jeune fille de vingt-neuf ans. Je ne suis pas encore femme : sur le nouveau monde, la vie se déroule plus lentement que sur l’ancien. Je ne suis pas une spécialiste, mais, après avoir interrogé des djemales séculières, j’en suis arrivée à la conclusion que cette lenteur a une relation de cause à effet avec la révolution de notre planète autour de notre étoile, Jael. Ou bien sont-ce les gouttes génétiques de l’eau d’immortalité de l’Eglise monclale partagée par nos ancêtres ? Ici, l’espérance moyenne de vie approche les deux siècles, et nous n’entrons dans l’âge adulte qu’à partir de quarante ans. Quand je pense que sur Ester les Kroptes bannissaient de leurs maisons leurs filles qui n’avaient pas trouvé de mari avant leurs dix-huit ans ! Les patriarches des temps reculés doivent se retourner dans l’anonymat de leurs fosses communes (la description d’Artien des charniers kroptes m’a, je l’avoue, davantage fascinée qu’horrifiée). Je tiens enfin la racine de ce mot étrange, « ventresec », désignant les hommes et les femmes qui ont choisi de s’engager sur le septième sentier, celui de l’errance et du partage.
Je n’écris pas sur du papier, ce même papier odorant, bruissant et agréable au toucher qui a veillé avec fidélité sur la mémoire du moncle Artien, mais sur des rouleaux de peau de yonk aussi souples et soyeux que les étoffes de laine végétale. Nous n’utilisons pas seulement les peaux de yonk pour la confection des vêtements et des chaussures, elles servent également de support aux dessins et peintures qui ornent les habitations et qui racontent, avec une naïveté touchante – et invraisemblable mais, après tout, et c’est un leitmotiv chez le moncle Artien, le centre de la vérité est insaisissable –, les péripéties du voyage de l’Estérion. Pour encre, nous utilisons les pigments sombres d’une plante appelée nagrale dilués dans une huile végétale ; pour plumes, des pennes de nanzier, un oiseau gigantesque qui vit sur les plaines d’herbe jaune du Triangle et change de livrée deux fois l’an. J’ai choisi et taillé la mienne avec le plus grand soin avant d’entamer ce journal. Il conviendrait d’admettre que c’est elle qui m’a choisie : elle m’attendait tout près de l’amas de terre, de pierres et de ronces qui recouvre le vaisseau des origines, comme posée là à mon intention par un lakcha du sentier de l’abondance, le cinquième. De la longueur d’un bras, parsemée d’ocelles noir et blanc, elle possède un tuyau épais, rassurant, d’une teinte indéfinissable, entre ocre et rose, et des barbes d’un bleu éclatant, céleste, qui tire sur le vert à son extrémité. Elle fait désormais partie de moi-même au même titre que mes membres, ma langue, mes yeux, mes seins, mon sexe, ma chevelure – oserai-je préciser, au risque d’écorner ma toute nouvelle modestie de disciple, que les regards des garçons, de ces crétins de garçons, renvoient des reflets plutôt flatteurs de ma… peu modeste personne ?
Munie de mon nécessaire, je me suis installée dans mon refuge, imitant encore le moncle Artien lorsqu’il se retirait dans sa cabine pour écrire. Je suppose que nous autres, gens de plume, éprouvons le besoin de nous entourer de solitude et de calme afin de mieux « établir cette relation de soi à soi, sans interférences parasites ». Je n’ai jamais perdu de sang – hormis le sang douloureux de mes règles –, je n’ai jamais versé de larmes – je ne considère pas les caprices d’enfant comme de véritables larmes –, je ne présente pas d’autre plaie que les égratignures des ronces, mais, comme mon maître, j’ai l’impression que l’encre est le seul liquide qui puisse encore s’écouler de mes veines.