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Nous sommes en plein cœur de la saison sèche, et Jael, notre étoile, notre lakcha de lumière, dépose une chaleur écrasante sur la plaine. La terre et les herbes craquent autour de moi, les grattements et les cris familiers des bêtes sauvages se sont tus, la brise a cessé de souffler, vaincue par la canicule. J’ai trempé ma robe dans l’eau d’une source qui trouve encore la force de fredonner, puis je l’ai enfilée avec un frisson de plaisir, je me suis assise sur un rocher en forme de siège et j’ai déroulé la peau de yonk avec solennité (avec puérilité ?) avant de la fixer sur son cadre de bois.

Puisqu’il faut un début à tout, il me paraît approprié de commencer par la découverte du journal du moncle Artien. Du squelette du moncle Artien lui-même, par conséquent. Il avait pourtant demandé au grand Ab de l’enfermer dans une combinaison spatiale et de l’expulser dans l’espace après sa mort, mais le hasard – l’ordre cosmique d’Ellula ? – a voulu que son cadavre reste coincé dans le réseau des tubes d’évacuation et atterrisse avec le vaisseau sur le nouveau monde. Personne n’en aurait jamais rien su si, saisie par les « mille démons de l’egon », je n’avais pas entrepris de fouiller de fond en comble l’épave de l’Estérion qu’un interdit tacite mais dissuasif a préservé de la curiosité des autres pendant plus de six siècles.

J’y étais poussée, je crois, par cette insatisfaction qui m’entraîne sans cesse à me glisser dans les mécanismes cachés et qui caractérise également Elleo, mon frère, mon double masculin, mon unique amour. L’interdit m’attire comme les explosions de pollen les insectes, comme l’eau bouillante les Qvals des légendes. Mes camarades des deux sexes se fichent éperdument de ce ventre rouillé qui abrita leurs ascendants pendant plus d’un siècle estérien. Ils ne cherchent pas à relier les fils, à reconstituer la trame, trop affairés à jouir des bienfaits prodigués par le nouveau monde, trop pressés de s’engager sur les sentiers de l’illusion. Peut-être auraient-ils changé d’avis s’ils n’avaient ressenti ne serait-ce qu’un dixième de l’émotion indescriptible qui m’a transie à l’intérieur de cet enchevêtrement de métal, de terre, de racines et de ronces. Je me demande encore comment j’ai réussi à me frayer un passage au milieu de ce dédale minéral et végétal, moi si frêle d’apparence et armée de mon seul couteau de corne. Ai-je été soulevée, comme je suis encline à le croire, par le souffle du moncle Artien ? Ou, mieux encore, par l’esprit du grand Ab et de son épouse Ellula, les deux colonnes de notre temple, les défricheurs des sentiers de la rédemption et de l’amour ? (J’ai, quand cela m’arrange, tendance à m’agripper à la légende. Moi l’accapareuse, moi la marginale, moi l’incestueuse, je ne suis pas aussi différente des autres que je me complais à le croire.) Sans leur soutien, sans leur lumière, je n’aurais sans doute jamais trouvé la sortie du labyrinthe, j’aurais succombé de faim et de soif dans ces galeries étouffantes creusées par les furves, une population d’animaux – de créatures vivantes serait un terme plus approprié – dont nous ignorons à peu près tout.

Le silence qui régnait dans la pénombre de la carcasse du vaisseau m’a pétrifiée, m’a coupé le souffle. J’ai eu l’impression de voir s’agiter des ombres du passé dans les salles que j’explorais, dans les coursives que je parcourais. Même absorbé par la terre, le métal renferme à jamais les larmes, les cris et les rires des quatre ou cinq générations d’Estériens qui se sont affrontés, haïs, aimés dans ses flancs. La gorge nouée, les jambes flageolantes, j’ai erré dans l’Estérion comme dans les vestiges d’une mémoire agonisante. Quelques ossements entreposés dans une cabine exiguë, sans doute des passagers vaincus par la maladie juste avant l’atterrissage, m’ont valu la plus grande frayeur de ma courte vie ! Sur le nouveau monde, le temps nous dévore avec la lenteur exquise des gourmets, et j’ai détesté me contempler dans le miroir avide que me tendaient ces squelettes.

Je suis tombée sur les ossements du moncle Artien en m’aventurant dans les intestins du vaisseau, au milieu de matières décomposées et puantes formées sans doute de déjections et de résidus. Il a échappé à la dissolution totale grâce à l’étrange matériau de sa combinaison spatiale. Je t’épargnerai, cher lecteur (lectrice), les détails sordides de l’extraction de ses restes. Il te suffira de savoir que j’ai vomi tripes et boyaux et que, même après m’être plongée dans une source claire jusqu’au crépuscule, l’odeur m’a harcelée toute la nuit ainsi que le jour suivant. C’était le prix à payer pour mettre la main sur le trésor, sur ce précieux texte que m’a confié le destin. Même si certaines pages sont difficiles à déchiffrer et d’autres franchement illisibles, la fresque s’est révélée dans toute son ampleur et, depuis, elle a bercé chacun de mes rêves, chacun de mes actes. Grâce à mon maître, j’ai côtoyé le grand Ab et la douce Ellula, Lœllo le futé et Clairia la chanteuse, les ventresecs aux yeux morts, les petits lakchas, Djema et Maran, Laed et Chara, tous les autres. J’ai partagé leurs souffrances, leurs peurs, leurs espoirs, j’ai renoué le lien que six misérables siècles avaient suffi à trancher, je les ai trouvés bien plus grands que tout ce qu’en disent les légendes, j’ai rencontré de véritables… êtres humains.

La hâte avec laquelle nous en avons fait des divinités, ou des principes, me conduit à penser que notre parenthèse d’insouciance se refermera dans un avenir très proche. Notre rage de liberté, notre phobie des contraintes n’auront duré que le temps de notre traumatisme. De notre patrimoine estérionique nous avons conservé la hantise de l’enfermement ; de notre patrimoine dek le rejet de la discipline et des lois ; de notre patrimoine kropte le refus du patriarcat et des dogmes. Les femmes sont les axes fertiles et autonomes autour desquels s’articule notre organisation sociale. Elles enfantent avec une belle constance six ou sept enfants en moyenne dont elles ne connaissent pas toujours les pères. Certains hommes s’attachent à une seule femme et acceptent de la partager avec les « volages » ou d’autres « constants », les autres continuent de papillonner jusqu’à la vieillesse et de répandre leur semence au gré des ventres, comme les bulles de fécondation qui, trois ou quatre fois l’an, montent de l’herbe jaune des plaines et se désagrègent pour confier leur pollen aux vents. Les femmes sont des terres labourées par plusieurs socs, des ventres communs, des « mathelles », du nom de ces femmes âgées ou stériles qui se proposèrent de soulager la misère morale et sexuelle des deks célibataires de l’Estérion.

J’explique ce… foutoir génétique par une volonté inconsciente d’exogamie, de croisement des gènes, de renforcement de l’espèce : les pionniers du nouveau monde n’auraient probablement pas survécu à la monogamie ou à une polygamie de type kropte. Et d’ailleurs, hormis quelques individus faibles ou mentalement déficients, nous avons plutôt à nous féliciter de ce grand désordre : notre population compte actuellement une soixantaine de milliers de membres, presque tous en bonne santé, une croissance qui enflera de manière vertigineuse et nous conduira rapidement à déborder de nos frontières, à conquérir de nouveaux territoires.