Le cœur de Langdon se serra à la pensée du désespoir de son ami.
— Il voulait mettre fin à ses jours ?
— Absolument. Il en parlait d’ailleurs non sans un certain humour. Un jour, alors qu’on cherchait la meilleure publicité pour sa conférence, il m’a déclaré que le mieux serait d’avaler ses pilules à la fin de son discours et de mourir sur scène !
— Vraiment ?
— Il plaisantait souvent là-dessus. Pour lui, il n’y avait rien de mieux qu’un bon meurtre en direct pour booster l’audimat. Il n’avait pas tort. Parmi les événements les plus médiatisés, on remarque que ce sont presque toujours…
— Winston, ça suffit ! C’est morbide !
Langdon commençait à se sentir à l’étroit dans cette cabine suspendue dans le vide. Devant lui, l’enfilade de piliers et de câbles n’en finissait pas. La chaleur était infernale et son cerveau en ébullition.
— Professeur, vous avez d’autres questions à me poser ?
Oui ! voulut-il crier. Des tas !
Des questions qui lui donnaient le vertige. Il s’efforça de respirer lentement.
Du calme, Robert. C’est juste ta claustrophobie qui te joue des tours.
Mais son esprit ne voulait rien savoir. Les pensées continuaient de défiler…
La mort en direct d’Edmond avait fait le tour du globe… À cause de cet événement tragique, plus de cinq millions de gens avaient suivi sa présentation…
Edmond rêvait d’anéantir l’Église palmarienne. Or l’assassin était un membre de cette organisation ! C’était donc un coup fatal porté aux palmariens !
Il y avait aussi ces fanatiques religieux, les ennemis jurés d’Edmond. Si le futurologue était décédé d’un cancer, ils auraient clamé qu’il s’agissait d’une punition divine, comme ils l’avaient fait, sans vergogne ni retenue, lorsque était mort Christopher Hitchens, leader du mouvement athée. Mais pour tout le monde, aujourd’hui, Edmond était victime d’un fou de Dieu.
Edmond Kirsch — tué par la religion, mort en martyr pour la science !
Langdon se leva d’un bond, ce qui fit bouger la cabine. S’agrippant à la fenêtre pour ne pas perdre l’équilibre, il se souvint de ce qu’avait dit Winston la veille :
« Edmond m’a confié son rêve : il ne voulait pas détruire la religion… mais en créer une nouvelle, fondée sur la science. »
Rien ne renforçait plus les croyances d’un peuple qu’un homme se sacrifiant pour elles. Le Christ sur la croix. Les Kedoshim du judaïsme. Le Chahid de l’islam.
Les martyrs étaient au cœur de toutes les religions.
Ses réflexions qui s’enchaînaient dévoilaient l’abîme :
Une religion nouvelle apporte sa réponse aux questions existentielles.
D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
Elle condamne toutes les autres.
Hier soir, Edmond avait vilipendé tous les cultes de la planète.
Elle promet un avenir meilleur… un paradis.
« Le futur sera plus radieux que vous ne l’imaginez ! » avait dit Edmond
Il n’avait omis aucun détail !
— Winston, murmura Langdon d’une voix tremblante, j’ai encore une question : qui a engagé l’assassin d’Edmond ?
— Le Régent.
— Je sais, mais qui est le Régent ? insista-t-il. Qui a payé un membre de l’Église palmarienne pour tuer Edmond au milieu de sa présentation ?
Winston ne répondit pas tout de suite.
— Je perçois de la suspicion dans votre voix, professeur. Mais vous n’avez pas à vous inquiéter. J’étais programmé pour protéger Edmond. Je le considérais comme mon meilleur ami. (Nouveau silence.) Vous qui êtes un homme de lettres, vous avez sûrement lu Des souris et des hommes ?
Ce commentaire semblait vraiment hors de propos.
— Bien sûr, mais je ne saisis pas…
Soudain, il eut le souffle coupé. Un instant, il crut que le téléphérique s’était décroché. Son horizon se brouilla, et il dut s’agripper pour ne pas tomber.
« De la dévotion, du courage, de la compassion. » Tels étaient les mots que, lycéen, il avait utilisés pour décrire l’une des amitiés les plus célèbres de la littérature américaine. La scène finale du roman de Steinbeck. Un homme tue son meilleur ami pour lui épargner une fin atroce.
— Winston… non…
— Rassurez-vous, professeur. C’est ce qu’il voulait.
105.
Mateo Valero — le directeur du Centro Nacional de Supercomputación — raccrocha le téléphone, troublé. Ne sachant plus que penser, il retourna dans le sanctuaire de la chapelle Torre Girona, et observa le super-calculateur d’Edmond Kirsch.
Le matin même, Valero avait appris qu’il serait le nouveau « gardien » de cette merveille. Cette nouvelle l’avait transporté de joie, mais depuis l’appel de Robert Langdon, quelques secondes plus tôt, il était redescendu de son petit nuage.
La veille encore, cela lui aurait paru inconcevable — de la science-fiction. Toutefois, après avoir vu la présentation de Kirsch et découvert la puissance d’E-Wave, il n’était plus sûr de rien.
Langdon lui avait relaté une histoire plutôt touchante… celle d’un ordinateur qui avait prouvé sa fidélité. Un peu trop bien. Valero avait passé sa vie à étudier ces machines… et il savait qu’il fallait être prudent.
Tout était dans la manière de formuler la question.
Valero multipliait les mises en garde : l’intelligence artificielle progressait bien trop vite, et ses interactions avec le genre humain devaient être encadrées de règles strictes.
Bien sûr, les grands manitous de l’informatique estimaient que poser des limites aux ordinateurs était une aberration, d’autant que de nouvelles possibilités s’offraient à eux presque chaque jour. En plus du frisson de l’innovation, l’IA était un secteur particulièrement lucratif — or rien ne repoussait plus facilement les frontières de la morale que la cupidité.
Valero avait toujours admiré le génie et l’audace de Kirsch. Cependant, avec sa dernière création, il était allé trop loin.
Une invention que je ne verrai jamais, regretta-t-il.
À en croire Langdon, Edmond avait installé dans E-Wave une intelligence artificielle d’une toute nouvelle génération, appelée « Winston », qui était programmée pour s’autodétruire à 13 heures, le lendemain de la mort de Kirsch. Langdon avait insisté pour que Valero fasse un scan du système. Quelques instants plus tard, le directeur du centre avait pu lui confirmer que plusieurs blocs dans la mémoire d’E-Wave s’étaient en effet volatilisés à 13 heures précises. Les données avaient été « écrasées », ce qui signifiait qu’elles étaient irrécupérables.
Soulagé, le professeur avait toutefois demandé à le rencontrer au plus tôt afin de lui expliquer la situation. Les deux hommes avaient rendez-vous le lendemain matin au labo.
Valero comprenait pourquoi Langdon voulait rendre l’affaire publique. Mais cela posait un problème de taille.
Personne ne le croirait !
Tout le programme « Winston » avait disparu, ainsi que les historiques liés à son activité. En outre, la création du futurologue était tellement en avance sur son temps que Valero entendait déjà les objections de ses collègues qui, par ignorance, jalousie ou instinct de conservation, n’hésiteraient pas à accuser Langdon d’avoir tout inventé.