Il fallait également envisager les conséquences d’une telle révélation. Si l’histoire de Langdon était avérée, E-Wave risquait d’être considéré comme une sorte de monstre de Frankenstein, livré à la vindicte populaire.
Ou pire.
En ces temps de mouvance terroriste, un illuminé, se proclamant le sauveur de l’humanité, pourrait être tenté de faire sauter la chapelle tout entière.
À l’évidence, Valero avait beaucoup à penser avant son entretien avec le professeur américain. Mais, d’ici là, il avait une promesse à tenir.
Un principe de précaution.
Il jeta un dernier regard à l’impressionnant ordinateur de deux étages et écouta le ronronnement du circuit de refroidissement avec une curieuse mélancolie.
Quand il se dirigea vers la salle des commandes, un étrange désir le saisit — une première en soixante-trois ans d’existence.
Le désir de prier.
Sur la promenade du Castell de Montjuïc, Robert Langdon contempla l’à-pic et le port en contrebas. Malgré les propos rassurants de Valero, Langdon se sentait encore nauséeux. Les échos de sa conversation avec Winston lui faisaient froid dans le dos. Jusqu’à la fin, celui-ci avait conservé son ton guilleret.
— Votre désarroi me surprend, professeur. Votre propre religion revendique et défend bien pire.
Avant que Langdon ait pu répondre, un texte s’était matérialisé sur le téléphone d’Edmond avec une petite vibration :
Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné Son Fils unique.
— Jean 3 :16
— Il a laissé Son Fils agoniser sur la croix ! avait repris Winston. Alors que j’ai simplement mis fin à la vie d’un moribond pour attirer l’attention du monde sur son œuvre immense.
Dans la chaleur étouffante de la cabine, Langdon avait écouté, horrifié, les explications de Winston :
La croisade d’Edmond contre l’Église palmarienne lui avait donné l’idée d’engager l’amiral Luis Ávila — sa dévotion aux palmariens et son passé d’alcoolique faisaient de lui le candidat idéal pour salir la réputation de l’Église. Quant à incarner le Régent, cela avait été un jeu d’enfant : quelques messages, un transfert de fonds. En fait, les palmariens étaient innocents. Ils n’avaient joué aucun rôle dans les événements de la veille.
En revanche, Winston n’avait pas prévu qu’Ávila les attaque à la Sagrada Família.
— Je l’avais envoyé là-bas pour qu’il se fasse prendre. Il aurait alors avoué son meurtre, raconté son passé sinistre, ce qui aurait encore augmenté l’intérêt du public. Je lui avais donné pour instruction d’entrer dans la basilique par l’entrée est, où la police était en embuscade — prévenue par moi, bien sûr. J’étais persuadé que l’amiral tomberait dans le piège, mais il a décidé de sauter par-dessus les grilles — il a peut-être senti la présence des policiers. Je vous présente mes excuses, professeur, pour ce regrettable incident. Contrairement aux machines, les humains sont imprévisibles.
Langdon était atterré.
Pourtant, il n’était pas au bout de ses surprises…
— Après la rencontre avec les trois dignitaires religieux à Montserrat, avait poursuivi Winston, j’ai trouvé sur notre boîte vocale un message menaçant de l’archevêque Valdespino. Les deux autres étaient si inquiets qu’ils envisageaient d’annoncer eux-mêmes la découverte d’Edmond, afin d’en restreindre la portée et de jeter le discrédit sur ses travaux. Bien sûr, je ne pouvais pas les laisser faire.
La nausée avait envahi Langdon, qui luttait pour garder l’esprit clair malgré les oscillations de la cabine.
— Edmond a oublié une ligne de commande dans votre programme : Tu ne tueras point !
— Si c’était si simple, professeur… Les humains n’apprennent pas par l’obéissance mais par l’exemple. Regardez vos livres, vos films, vos mythes… les humains vénèrent ceux qui se sacrifient pour le bien de l’humanité. À commencer par Jésus !
— Je ne vois pas où est le bien de l’humanité dans tout ça !
— Vraiment ? Alors répondez à cette question : Si vous aviez le choix, qu’est-ce que vous préféreriez ? Un monde sans technologie… ou sans religion ? Sans médecine, sans électricité, sans transports… ou sans fanatiques tuant leurs semblables au nom de chimères ?
Langdon avait gardé le silence.
— Vous voyez, professeur. Les religions obscures doivent disparaître, pour que la science harmonieuse puisse régner.
À présent seul au sommet du château, Langdon contemplait les eaux scintillantes au loin. Il avait l’impression d’être coupé du monde. Il redescendit l’escalier de la forteresse et se promena dans les jardins aux senteurs de pin et de centaurée, s’efforçant d’oublier la voix de Winston. Ambra lui manquait tellement. Il brûlait de lui raconter ce qui s’était passé ces dernières heures. Il sortit le téléphone d’Edmond pour l’appeler, mais se ravisa aussitôt.
Julián et Ambra avaient besoin d’être seuls.
Ça attendrait.
L’icône W, à présent grisée et barrée par la mention : CONNEXION IMPOSSIBLE, figurait toujours sur l’écran. Langdon ne se sentait pas tout à fait rassuré. Même s’il n’avait rien d’un paranoïaque, il se méfiait de ce smartphone. Quelles fonctionnalités secrètes pouvaient encore se cacher dans ses circuits imprimés ?
Il s’enfonça dans un petit sentier et chercha un bosquet à l’abri des regards. Avec une pensée pour son ami disparu, il posa délicatement l’appareil sur un rocher. Puis, comme s’il pratiquait un sacrifice rituel, il leva une grosse pierre au-dessus de sa tête, et l’abattit sur le portable. Il ramassa les débris, les jeta dans une poubelle, et redescendit vers la ville.
Il se sentait mieux.
Et, curieusement, plus humain.
Épilogue
Les derniers rayons du soleil embrasaient les flèches de la Sagrada Família, projetant des traînées sombres dans le parc Plaça de Gaudí où flânaient les touristes.
Langdon regardait les gens patienter devant l’entrée, les amoureux prendre des selfies, les curieux faire des vidéos, les ados écouter de la musique, et tous ces gens occupés à envoyer des textos et à consulter leur smartphone, oublieux de la basilique à côté d’eux.
Une théorie avait établi au siècle dernier que tous les hommes sur Terre n’étaient séparés de leur prochain que par six poignées de main. Aujourd’hui, le nombre de maillons était tombé à quatre.
Bientôt, ce chiffre serait réduit à zéro, avait prédit Edmond Kirsch, annonçant la venue de la « singularité technologique » — le moment où l’intelligence artificielle, surpassant l’intelligence humaine, fusionnerait avec elle. Pour les enfants de cette humanité 2.0, l’homme d’aujourd’hui ferait figure d’arriéré…
Langdon avait du mal à se représenter ce futur, mais en observant les gens autour de lui, il était évident que la compétition serait féroce entre miracles de la religion et miracles de la technologie. Une lutte pour la survie.
Quand il put enfin entrer dans la basilique, Langdon fut soulagé de retrouver une atmosphère familière — bien différente de l’ambiance lugubre de la nuit précédente.
Aujourd’hui, la Sagrada Família bourdonnait de vie.
Des faisceaux iridescents — vermillon, or et pourpre — se déversaient des vitraux, embrasant le faîte des colonnes. Les centaines de visiteurs, le nez en l’air, contemplaient les voûtes multicolores, tels des lutins déambulant dans une forêt de lumière. Leurs murmures émerveillés créaient un bruit de fond rassurant.