Langdon ne l’écoutait plus. Il s’était remis à marcher, le regard rivé au panneau « SORTIE » qui luisait tout au bout de la galerie.
— Je sais que l’aspect humain de ma voix peut être surprenant, mais parler est la partie la plus facile pour une machine. Même une liseuse à quatre-vingt-dix dollars imite très bien la voix humaine. Or M. Kirsch a investi des millions.
Langdon s’arrêta.
— Si vous êtes réellement un ordinateur, répondez donc à cette question : à quel cours s’est clôturé le Dow Jones le 24 août 1974 ?
— C’était un samedi. La bourse était fermée.
Langdon tressaillit. Cette question était un piège. À cause de sa mémoire eidétique, certaines dates pouvaient demeurer gravées à jamais dans ses souvenirs. Ce jour-là, c’était l’anniversaire de son meilleur ami, et Langdon se rappelait très bien ce samedi après-midi passé autour de la piscine. Helena Wooley portait un bikini bleu.
— En revanche, ajouta immédiatement la voix, la veille, le vendredi 23, le cours de l’indice Dow Jones s’est clôturé à 686,80 après avoir perdu 17,83 points, soit une baisse de 2,53 pour cent.
Langdon resta sans voix.
— Allez-y. Sortez votre téléphone et vérifiez. J’attends. Faites comme moi, allez chercher ces chiffres sur Internet ! Et voyons combien de temps ça va vous prendre !
— Non, non, inutile.
— Le plus compliqué pour les intelligences artificielles, reprit la voix avec son accent anglais de synthèse, ce n’est pas la rapidité d’accès aux données, mais la capacité de distinguer leur interconnexion, leur intrication — un domaine où vous excellez, n’est-ce pas ? L’interaction des idées. C’est l’une des raisons pour lesquelles M. Kirsch voulait que ce soit avec vous que je fasse le test.
— Un test ? Sur moi ?
— Non, non. (Encore une fois, la voix lâcha son curieux rire.) Il s’agissait de m’évaluer, moi. De voir si j’étais capable de vous convaincre que j’étais humain.
— Un test de Turing ?
— Exactement.
Alan Turing avait conçu une épreuve pour déterminer la capacité de mimétisme d’une machine. En gros, un juge suivait en aveugle une conversation entre un programme et un humain et si le juge ne pouvait dire lequel des deux était l’ordinateur, alors le test de Turing était considéré comme réussi. L’épreuve avait été passée en 2014 à la Royal Society de Londres. Depuis, la recherche en intelligence artificielle avait progressé à pas de géant.
— Pour l’instant, personne n’a eu le moindre doute.
— Tous les invités de ce soir sont connectés à des machines ?
— Techniquement, ils sont tous connectés avec moi. Je me partitionne très facilement, vous savez. Là, vous entendez ma voix par défaut — celle qu’Edmond préfère. Mais j’en ai d’autres en stock, et dans d’autres langues. Étant donné votre profil, un professeur d’une grande université américaine, j’ai choisi cette voix plutôt british. J’étais sûr que ça vous mettrait dans de bonnes dispositions, en tout cas bien meilleures que si j’avais pris une voix de femme à l’accent campagnard.
Ce robot me traite de misogyne ?
Langdon se souvint d’un enregistrement qui avait circulé sur Internet. Michael Scherer, un journaliste de Time Magazine à Washington, avait été contacté par le robot d’une plateforme de télémarketing. La voix féminine paraissait si humaine qu’il l’avait mise en ligne.
Et c’était encore l’âge de pierre !
Kirsch s’occupait d’intelligence artificielle depuis des lustres ; à chaque arrivée d’un nouveau robot, il faisait la une de la presse spécialisée. De toute évidence, Winston, le petit dernier, allait faire un tabac.
— Je sais que tout ça va un peu vite, mais Edmond m’a demandé de vous conduire jusqu’à cette œuvre en forme de spirale. Il voudrait que vous y entriez.
Langdon regarda l’étroit passage qui menait au centre de la structure. Tout son corps se raidit. À quoi jouait Edmond ? À lui faire une blague ?
— Vous voulez bien me dire ce qu’il y a là-dedans ? Je n’aime pas trop les lieux clos.
— Je ne savais pas.
— Je n’ai pas indiqué « claustrophobe » sur ma bio en ligne, répliqua Langdon, encore troublé de savoir qu’il parlait à une machine.
— Pas d’inquiétude. Il y a beaucoup d’espace, je vous assure. Et Edmond veut vraiment que vous vous rendiez au centre de la structure. Avant d’entrer, toutefois, il vous demande de laisser votre oreillette dehors.
— Vous ne venez pas avec moi ?
— Il faut croire que non.
— Vous savez, tout ça est très bizarre et je ne…
— Professeur, M. Kirsch a tout organisé pour que vous soyez présent à cette soirée. Faites-lui ce plaisir. Pénétrez donc dans cette œuvre d’art. Juste quelques mètres. Les enfants y gambadent à longueur de journée. Et tous ont survécu.
Langdon ne s’était jamais fait remettre à sa place par un ordinateur. Mais la pique avait porté. Avec précaution, il posa ses écouteurs par terre et se tourna vers la spirale. Les hauts murs formaient un canyon incurvé qui disparaissait dans les ténèbres.
— Cela n’a aucun sens, grommela-t-il plus pour lui-même.
Il prit une grande inspiration et pénétra dans l’ouverture.
Le chemin tournait et tournait encore. Il n’en finissait pas. Rapidement, il perdit le compte des tours. À chaque spire, le conduit se rétrécissait. Les parois lui touchaient presque les épaules. Respire, Robert ! Les murs allaient s’écrouler, il en était sûr ! Il allait périr sous des tonnes d’acier !
Pourquoi est-ce que je m’inflige ça ?
Il était sur le point de faire demi-tour, quand le passage déboucha à l’air libre. Comme l’avait dit Winston, il y avait de l’espace dans la chambre intérieure. Langdon poussa un long soupir et contempla le sol nu, les hautes murailles autour de lui. Si c’était une blague, elle n’était pas drôle.
Une porte claqua au loin. Puis il y eut des bruits de pas. Quelqu’un entrait dans la salle. Les pas atteignirent la spirale et le son se mit à tournoyer autour de lui, de plus en plus fort, de plus en plus proche. Et soudain un homme apparut à la sortie du tunnel. Il était petit et mince, avec des yeux perçants et des cheveux hirsutes.
Langdon fut déconcerté un instant, puis son visage s’éclaira d’un grand sourire.
— Les entrées en scène du grand Edmond Kirsch !
— C’est toujours la première impression qui compte. Merci d’être venu, Robert.
Les deux hommes s’étreignirent. En tapotant le dos de son ami, Langdon sentit ses côtes sous ses doigts.
— Vous avez maigri ?
— J’ai opté pour le vegan. C’est plus facile que le vélo elliptique !
— Je suis content de vous voir, Edmond. Et, comme d’habitude, je me sens ridicule à côté de vous, comme un vieux beau endimanché. Vous avez dit : « Tenue de soirée exigée. »
— C’est le cas.
Kirsch regarda son jean moulant, son tee-shirt à col en « V » et son blouson.
— Ça ne se voit pas, mais ce sont des fringues de couturier.
— Les tongs aussi, c’est de la haute couture ?
— Ce sont des Ferragamo !
— Et je suppose qu’elles valent plus cher que mon smoking.
Kirsch s’approcha pour lire l’étiquette de la veste de Langdon.