— Pas tout à fait. C’est un bien joli frac que vous portez là.
— J’ai fait la connaissance de votre ami Winston… C’est très troublant.
Kirsch ne cacha pas son plaisir.
— Incroyable, non ? Vous n’imaginez pas mes avancées en IA cette année. C’est carrément un saut lumière ! J’ai mis au point quelques nouvelles technologies qui révolutionnent toute la cybernétique. Winston est encore une version bêta. Mais on l’améliore de jour en jour.
Langdon remarqua les rides qui étaient récemment apparues autour du regard juvénile de son ami. Il paraissait fatigué.
— Edmond, je vous en prie, dites-moi pourquoi vous m’avez fait venir ici.
— À Bilbao ? Ou dans une spirale de Richard Serra ?
— Commençons par la spirale. Vous savez bien que je suis claustrophobe !
— Justement. Ce soir, il est question de faire sortir les gens de leur zone de confort.
— Votre spécialité !
— En outre, il fallait que je vous parle et je ne voulais pas qu’on me voie avant le show.
— Les rock-stars ne rencontrent jamais leur public avant le concert.
— Exact ! Elles apparaissent subitement sur scène, dans un nuage de fumée !
Au-dessus de leurs têtes, les lumières se mirent à clignoter. Kirsch consulta sa montre.
— Robert, reprit-il d’un ton grave, je n’ai pas beaucoup de temps. Ce soir est le grand soir. C’est même le grand soir de l’humanité tout entière.
Langdon l’écouta avec attention.
— J’ai fait dernièrement une découverte, une grande découverte qui va avoir des répercussions planétaires. Personne, ou presque, n’est au courant. Et, dans moins d’une heure, je vais la révéler au monde.
— Je ne sais quoi répondre… C’est fantastique.
Kirsch baissa la voix. La tension était palpable.
— Mais avant de rendre cette information publique, Robert, j’ai besoin de votre avis. Un besoin urgent. Parce que ma vie en dépend.
9.
Ma vie en dépend…
Les mots résonnèrent dans la salle.
— Edmond ? Que se passe-t-il ?
Les lumières clignotèrent à nouveau. Kirsch les ignora.
— Cette année a été extraordinaire pour moi, expliqua-t-il à voix basse. J’ai travaillé en solitaire sur un grand projet et mes recherches m’ont amené à faire cette découverte scientifique.
— C’est une excellente nouvelle, non ?
— En effet. Et l’annoncer au monde entier m’emplit de joie. Cela va induire une révolution conceptuelle sans précédent. Avec des répercussions aussi profondes que la découverte de Copernic.
Copernic ? Si l’humilité n’était pas l’une des qualités d’Edmond, cette fois, il y allait un peu fort. Copernic était le père du modèle héliocentrique. Soutenir au XVIe siècle que les planètes tournaient autour du soleil avait mis à mal la doctrine de l’Église, qui affirmait que l’homme était au centre de l’univers. Bien sûr, l’Église avait réfuté cette théorie et l’avait mise à l’index pendant trois cents ans, mais le mal était fait. Le monde n’avait plus jamais été le même.
— Je vous vois sceptique. Une comparaison avec Darwin, alors ?
— Même combat, répondit Langdon.
— Très bien, je vous éclaire : quelles sont les deux questions fondamentales que se pose l’humanité depuis la nuit des temps ?
Langdon réfléchit un moment.
— L’une d’elles est sans doute : « Comment tout a commencé ? »
— Précisément ! Et la seconde découle de la première. Après « d’où venons-nous ? » vient…
— « Où allons-nous ? »
— Ces deux interrogations sont au cœur de la conscience humaine. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? La création de l’homme et son destin. Deux mystères universels. (Une lueur passa dans les yeux de Kirsch.) Robert, cette découverte, je l’ai faite ! J’ai la réponse, claire et précise, à ces deux questions.
Oui, les conséquences étaient vertigineuses.
— Je ne sais que dire…
— Il n’y a rien à dire. J’espère juste que nous aurons le temps de discuter de tout cela après la soirée. Mais pour le moment, je veux vous parler du côté obscur…
— Obscur ?
— Des effets négatifs. En apportant une réponse à ces deux questions existentielles, je pourfends des millénaires d’enseignement religieux. La création de l’homme et sa destinée sont par tradition des questionnements spirituels. Et moi, j’arrive comme un chien dans un jeu de quilles. Aucune Église n’appréciera ce que je suis sur le point d’annoncer.
— Voilà pourquoi durant notre dernier déjeuner à Boston vous m’avez cuisiné pendant deux heures sur les religions…
— Exact. Et vous vous souvenez de ce que je vous ai dit ? Dans les vingt prochaines années, la science aura détruit tous les mythes religieux.
Comment l’oublier !
— Je vous ai répondu que les religions ont survécu à toutes les découvertes scientifiques, qu’elles ont un rôle essentiel dans la société. Qu’elles évolueront, mais ne mourront point.
— C’est vrai. Mais c’est la quête de ma vie : que la vérité de la science s’impose à tous les hommes, qu’elle éradique définitivement les religions. Vous vous rappelez ?
— Oui. C’était assez radical.
— Et vous m’avez mis au défi d’y parvenir. Vous disiez que, chaque fois qu’apparaît une nouvelle vérité scientifique, je ferais bien d’aller en discuter avec des érudits religieux. Et je m’apercevrais alors que science et religion parlent de la même chose, chacune dans son langage.
— Je m’en souviens très bien. Le conflit entre cartésianisme et spiritualisme est souvent uniquement sémantique.
— Il se trouve que j’ai suivi votre conseil. Je suis allé consulter des représentants du monde spirituel pour leur faire part de ma dernière découverte.
— Ah oui ?
— Vous avez entendu parler du Parlement des religions du monde ?
— Bien sûr.
Langdon admirait les efforts humanistes de cette assemblée interconfessionnelle.
— Il se trouve que, cette année, le Parlement se réunissait à Barcelone, à une heure de chez moi, à l’abbaye de Montserrat.
Un site spectaculaire. Quelques années plus tôt, Langdon avait visité ce monastère perché sur un pic rocheux.
— Quand j’ai appris qu’il tenait séance durant la semaine où je comptais annoncer ma découverte au monde, j’y ai vu comme…
— Comme un signe de Dieu ?
Kirsch rit de bon cœur.
— Si vous voulez. Je les ai donc contactés.
— Vous vous êtes adressé au Parlement des religions ?
— Non. Ç’aurait été bien trop dangereux. L’information aurait fuité. J’ai demandé une audience avec juste trois émissaires — un catholique, un musulman et un juif. Et nous nous sommes réunis tous les quatre dans la bibliothèque.
— Dans la bibliothèque ? Je n’en reviens pas ! C’est le saint des saints pour le monastère.
— Je voulais un endroit sûr. Pas de téléphones, pas de caméras, pas d’intrus. Avant de leur révéler quoi que ce soit, je leur ai fait promettre de garder le silence. Ils ont accepté. À ce jour, ce sont les seules personnes au monde à être au courant.
— Fascinant. Et comment ont-ils réagi ?
Kirsch grimaça.
— Je ne m’y suis pas très bien pris. Vous me connaissez, Robert, je suis assez direct. J’appelle un chat un chat.