La « dernière carte » de l’Espagne ! disaient les tabloïds anglais.
Parce que Julián avait grandi sous la coupe de son père catholique, les milieux conservateurs pensaient que le prince poursuivrait la tradition, afin de préserver le rayonnement de la couronne, et par-dessus tout, celui de la puissante Église espagnole.
Pendant des siècles, les rois très catholiques d’Espagne avaient été les gardiens de la morale. Cependant, ces dernières années, les fondations de l’Église commençaient à se lézarder et la péninsule Ibérique était le théâtre d’une lutte acharnée entre l’ancien monde et le nouveau.
Un nombre croissant de progressistes se faisait entendre sur Internet et les réseaux sociaux. On disait qu’une fois au pouvoir Julián sortirait de l’ombre de son père et révélerait sa véritable nature — un chef moderne, audacieux, qui prendrait le train du changement traversant la vieille Europe pour finalement abolir la monarchie.
Le père de Julián avait toujours été un roi très actif, laissant peu de place à son fils dans les affaires politiques. En public, le roi disait que ce dernier devait profiter de sa jeunesse, et que tant qu’il ne serait pas marié et n’aurait pas fondé de famille, il était inutile de le faire participer aux affaires de l’État. Ainsi, comme le rapportait la presse espagnole, les quarante premières années de la vie du prince n’avaient été qu’une succession d’écoles prestigieuses, de concours d’équitation, d’inaugurations, de galas de bienfaisance et de voyages. Bien qu’il n’eût rien accompli de notable durant son existence, le prince Julián restait le célibataire le plus en vue.
À quarante-deux ans, le prince avait eu beaucoup de prétendantes. On le disait grand romantique, pourtant aucune d’entre elles n’était parvenue à lui prendre son cœur. Ces derniers mois, toutefois, Julián avait été vu à plusieurs reprises en compagnie d’une jolie femme qui, outre son physique de mannequin, était la très respectée directrice du musée Guggenheim de Bilbao.
Les médias s’étaient aussitôt emballés : Ambra Vidal était « l’épouse parfaite pour un roi moderne ». Elle était cultivée, brillante et, plus important, elle n’était pas issue de la noblesse espagnole. Elle était une femme du peuple, et elle en était fière.
Le prince, apparemment, était du même avis, et peu de temps après leur rencontre Julián lui avait fait sa demande en mariage, d’une façon si romantique que la jeune femme n’avait pu refuser.
Dans les semaines qui suivirent, la presse s’était intéressée de près à Ambra Vidal. Elle était bien plus qu’un joli minois. C’était une femme indépendante et, même si elle était sur le point de devenir reine consort, elle refusait que la Guardia Real se mêle de son emploi du temps, ou assure sa protection hors des grands événements publics.
Quand le commandant de la garde royale avait discrètement suggéré à Ambra d’adopter des tenues plus classiques, celle-ci s’était publiquement moquée du commandant de la « garde-robe royale ».
La jeune femme figurait sur toutes les couvertures des magazines : « Ambra, le nouveau joyau de la couronne ! » Quand elle refusait une interview, on louait son « indépendance », et lorsqu’elle en acceptait une, son « accessibilité ».
Évidemment, les milieux conservateurs prétendaient que la prochaine reine était une opportuniste vénale qui aurait une influence désastreuse sur le futur roi. À preuve, ils rappelaient le mépris d’Ambra pour l’étiquette.
Elle appelait le prince par son simple prénom et non par le traditionnel Don Julián ou su alteza. Ce fut leur premier motif d’inquiétude.
Le deuxième, toutefois, semblait plus sérieux. Ces dernières semaines, Ambra n’avait pas eu un moment de libre pour le prince. Et pourtant, on l’avait aperçue à plusieurs reprises à Bilbao, en train de déjeuner avec un athée célèbre — le futurologue Edmond Kirsch.
Même si Ambra soutenait qu’il s’agissait de simples déjeuners de travail avec un généreux donateur du musée, certains laissaient entendre que Julián en prenait grand ombrage.
Comment ne pas le comprendre ! Quelques semaines seulement après leurs fiançailles officielles, la fiancée du prince préférait passer le plus clair de son temps avec un autre homme.
23.
Langdon était toujours plaqué dans l’herbe. L’agent de la Guardia Real l’écrasait de tout son poids.
Curieusement, il ne sentait rien.
Son esprit avait bien d’autres stimuli à gérer. La tristesse, la peur, la colère. L’un des plus grands esprits du monde, et un ami très cher, venait de disparaître.
Tué quelques instants avant de révéler la découverte majeure de son existence.
À la perte humaine s’ajoutait la perte scientifique.
Le monde ne saurait jamais ce qu’Edmond voulait annoncer.
Une bouffée de colère l’envahit.
Je vais tout faire pour identifier le coupable ! Je te le dois, Edmond. Et je trouverai le moyen de révéler au monde ta découverte !
— Vous étiez au courant ! répétait l’agent tout contre son oreille. Vous couriez vers la scène. Vous saviez ce qui allait se passer !
— J’ai été prévenu, grommela Langdon.
— Par qui ?
L’écouteur avait tourné sur sa tête, les coussinets n’étaient plus en contact avec ses os.
— L’audio-guide ! expliqua Langdon. C’est un ordinateur. Inventé par Edmond Kirsch. C’est lui qui m’a averti. Il m’a informé qu’il y avait eu un ajout sur la liste des invités. Un amiral à la retraite.
Le garde était si près de lui qu’il put entendre ce que son collègue lui précisait d’une voix haletante dans son oreillette. Malgré ses lacunes en espagnol, Langdon comprit que les nouvelles étaient mauvaises.
« … el asesino ha huido … »
« … salida bloqueada… »
« … uniforme militar blanco… »
En entendant ces derniers mots, l’agent de la Guardia relâcha sa pression sur Langdon.
— ¿ Uniforme naval ? demanda-t-il à son partenaire. ¿ Blanco… como de almirante ?
Son collègue confirma.
Winston disait donc vrai, songea Langdon.
— Tournez-vous ! lui ordonna l’agent.
Grimaçant de douleur, il roula sur le dos. Il avait le tournis et très mal à la poitrine.
— Ne bougez pas.
Il n’avait aucune intention de s’en aller. L’agent de la Guardia était un beau bébé de cent kilos et avait déjà prouvé qu’il prenait son travail très à cœur.
Le garde aboya des instructions dans sa radio et réclama des renforts.
— ¡ Inmediatamente !
« … policia local… bloqueos de carretera… »
Langdon aperçut Ambra Vidal, elle aussi au sol, qui essayait de se relever. La jeune femme était encore sous le choc. Elle avait besoin d’aide.
Mais le garde hurlait, la tête levée vers le sommet du dôme :
— ¡ Luces ! ¡ Y cobertura de móvil ! Il me faut de la lumière et du réseau !
Langdon rajusta ses écouteurs.
— Winston, vous êtes là ?
L’agent de la Guardia regarda Langdon d’un air soupçonneux.
— Oui, professeur, je suis là, répondit Winston d’une voix égale.
— Edmond a été tué ! Il nous faut de la lumière et du réseau ! Vous pouvez vous occuper de ça ? Ou prévenir quelqu’un ?