Garza serra les dents. L’Espagne post-franquiste était un État aconfessionnel, c’est-à-dire qu’il n’y avait plus de religion d’État, et que l’Église n’était plus censée se mêler des affaires politiques du pays. Mais la proximité de Valdespino avec le roi lui garantissait une influence particulière au Palais. De plus, l’intégrisme religieux de l’archevêque se prêtait mal à la gestion d’un événement comme celui qui venait de se produire.
Il faut de la finesse et de la nuance, ce soir. Ce n’est pas le moment de nous sortir le coup de la colère divine et des flammes de l’enfer !
La piété outrancière de Valdespino n’était qu’un miroir aux alouettes. Avant les intérêts de Dieu, l’archevêque ne se souciait que des siens. Jusqu’à présent, Garza pouvait fermer les yeux, mais aujourd’hui que le pouvoir allait changer de mains, la présence de l’ecclésiastique était un véritable problème.
Il est bien trop proche du prince.
Julián avait toujours considéré Valdespino comme un membre de la famille — une sorte de grand-oncle ayant une autorité religieuse. En sa qualité de conseiller personnel du roi, Valdespino s’était chargé de l’éducation morale du jeune prince. Ce dont il s’était occupé avec zèle. Il avait surveillé ses précepteurs, lui avait enseigné les doctrines, et s’était même mêlé de ses affaires de cœur. Aujourd’hui, bien que le prince eût grandi, le lien restait toujours aussi fort.
— Don Julián… je pense sincèrement que nous devrions gérer cette affaire tous les deux. Seulement tous les deux.
— Ah oui ? dit une voix dans l’ombre.
Garza se retourna. Valdespino !
— Quel dommage, commandant, persifla l’archevêque. Je pensais que vous, plus que tout autre, sauriez à quel point ma présence est nécessaire ce soir.
— C’est une affaire politique, pas religieuse.
— Affirmer une chose pareille prouve votre manque criant de sagacité. À mon humble avis, il n’y a qu’une façon de réagir à cette crise. Il nous faut rassurer la nation, lui dire que le prince est un homme infiniment pieux, et qu’il sera notre digne roi catholique.
— Je suis d’accord… et nous veillerons à le mentionner dans son discours.
— Et quand le prince apparaîtra en public, il faudra que je sois à son côté, avec ma main sur son épaule, en signe de son lien indéfectible avec l’Église. Cette seule image rassurera bien plus nos concitoyens que toutes vos paroles.
Garza lui lança un regard noir.
— Le monde entier vient d’assister en direct à un assassinat sur le sol espagnol, poursuivit l’archevêque. Quand vient la violence, rien n’est plus rassurant que les mains de Dieu.
31.
Le Széchenyi Lánchíd — le fameux « pont aux chaînes » qui enjambe le Danube à Budapest — mesure plus de trois cent cinquante mètres de long et est considéré comme l’un des plus beaux ponts du monde.
Qu’est-ce que je fais ici ? se demanda le rabbin Yehouda Köves en regardant par-dessus la balustrade les eaux noires du fleuve. Valdespino m’a conseillé de rester cloîtré chez moi.
Il n’aurait pas dû sortir, mais chaque fois qu’il était en proie au doute, le pont suspendu l’attirait de façon irrésistible. Des années durant, il s’était promené là, pour admirer ce panorama immémorial. À l’est, vers Pest, la façade illuminée du Palais Gresham se dressait fièrement devant les clochers de la basilique Saint-Étienne. À l’ouest, à Buda, sur son promontoire, trônait le Palais de Budavár. Au nord, sur les berges du Danube, se profilaient les flèches élégantes du parlement, le plus grand bâtiment de Hongrie.
Pourtant, ce soir, ce n’était pas la vue qui attirait Köves sur le pont aux chaînes.
C’était les cadenas.
Tout le long du garde-fou et des câbles, il y en avait des myriades, tous gravés de deux initiales.
Reliques du passage d’un couple d’amoureux qui jetaient la clé dans l’eau pour sceller leur amour.
La plus simple des promesses, songea-t-il en effleurant un cadenas. Mon âme est liée à la tienne, pour l’éternité.
Chaque fois que Köves avait besoin de se souvenir de l’amour qui régnait en ce monde, il venait contempler ces ex-voto. Cette nuit plus que toutes les autres. En regardant les eaux noires filer sous le pont, le rabbin avait le sentiment que le monde allait désormais trop vite pour lui.
Peut-être ai-je fait mon temps ici ?
Les petits moments de réflexion et de calme qui émaillaient une vie — patienter seul à l’arrêt de bus, se rendre au travail à pied, attendre un rendez-vous —, tout cela lui paraissait insupportable aujourd’hui. On s’empressait d’attraper son téléphone, ses écouteurs, sa console de jeux, tant on était incapable de se passer de la technologie. Les miracles d’antan s’évanouissaient, balayés par les mirages de la nouveauté.
Yehouda Köves se sentait de plus en plus las. Sa vue se brouilla, il commença à distinguer des formes bizarres qui nageaient sous la surface de l’eau, tandis que le fleuve se transformait en un bain bouillonnant de créatures remontant des profondeurs de la terre.
— Víz él ! lança une voix derrière lui. L’eau est vivante.
Le rabbin se retourna et vit un jeune homme avec des cheveux bouclés et des yeux brillants d’espoir.
— Pardon ?
Le garçon ouvrit la bouche, mais seul un bruit électronique en sortit, et ses deux yeux furent traversés d’éclairs blancs.
Le rabbin sursauta sur son siège.
— Oy gevalt !
Son téléphone trépidait sur son bureau. Le vieux rabbin, confus, jeta un regard circulaire dans son házikó. Dieu merci, il était seul. Il sentait son cœur tambouriner dans sa poitrine.
Quel rêve étrange !
Le téléphone s’impatientait. Vu l’heure, ce devait être Valdespino qui voulait lui donner des détails pour son transport à Madrid.
— Antonio ? demanda-t-il en décrochant. Quelles nouvelles ?
— Rabbin Yehouda Köves, répondit une voix inconnue. Vous ne me connaissez pas, et je ne veux pas vous faire peur, mais il faut que vous m’écoutiez attentivement.
D’un coup, Köves se réveilla tout à fait.
C’était une voix de femme légèrement distordue. Elle parlait anglais, avec une pointe d’accent espagnol.
— Je déforme ma voix par sécurité. J’en suis désolée, mais dans un instant vous allez comprendre.
— Qui est à l’appareil ?
— Je suis une sentinelle. Quelqu’un qui n’apprécie pas qu’on cache la vérité au monde.
— Je… Je ne comprends pas.
— Rabbin Köves, je sais que vous avez eu un entretien secret avec Edmond Kirsch, l’archevêque Valdespino et l’ouléma Syed al-Fadl, il y a trois jours à l’abbaye de Montserrat.
Comment cette femme était-elle au courant ?
— De plus, je sais qu’Edmond Kirsch vous a révélé sa découverte… et que vous êtes désormais impliqué dans un complot qui vise à étouffer cette découverte scientifique.
— Quoi ?
— Si vous ne faites pas exactement ce que je dis, je peux vous assurer que vous serez mort demain matin, éliminé par les soldats de l’archevêque Valdespino. (La femme garda un instant le silence avant de poursuivre :) Comme ils ont tué Kirsch et al-Fadl.
32.