Merci, mon Dieu, avait pensé Ávila en prenant le calice que lui tendait le prêtre.
La seconde suivante, une explosion détruisait la paix de la cathédrale.
Toute sa vie avait été emportée dans un tonnerre de feu.
L’onde de choc l’avait projeté contre la balustrade et une pluie de corps déchiquetés s’était abattue sur lui. Quand il avait repris conscience, au milieu d’un épais nuage de fumée, il ne pouvait plus respirer. Il ne savait pas où il était, ni ce qui s’était passé.
Puis, derrière le sifflement dans ses oreilles, il avait entendu les cris des survivants. Il s’était relevé et avait découvert l’horreur. Il avait remonté la nef, enjambant les blessés, les mourants, pour rejoindre sa femme et son fils qui lui souriaient quelques instants plus tôt.
Il n’y avait plus personne.
Plus de bancs. Plus rien.
Que des débris sanglants sur les dalles noires de suie.
Le tintement de la porte du bar chassa ces images douloureuses. Ávila but une nouvelle gorgée de soda et s’efforça de ressortir de ces abysses où il s’était égaré trop souvent.
Deux hommes franchirent le seuil, titubant. Ils braillaient un hymne de guerre irlandais — ils chantaient faux, bien sûr — et portaient, tendu sur leur gros ventre, le maillot vert de leur équipe nationale de football. Apparemment, il y avait eu un match et la victoire était du côté des visiteurs.
C’est le signal du départ, se dit Ávila en se levant. Quand il demanda la note, la serveuse lui indiqua que c’était offert par la maison. Ávila la remercia et tourna les talons pour s’en aller.
— Putain ! Regarde ça ! lança l’un des deux Irlandais en désignant l’uniforme d’Ávila. C’est le roi d’Espagne !
Les deux gars éclatèrent de rire et s’approchèrent.
Ávila voulut les éviter mais le plus grand des deux lui attrapa le bras et le força à s’asseoir au bar.
— Attends, ta majesté. On n’a pas fait toute cette route pour rien. On va se jeter une pinte !
Ávila regarda la main sale du supporter sur sa manche immaculée.
— Une autre fois. Je dois partir.
— Non… tu vas rester prendre une bière avec nous, amigo.
Le type resserra sa prise pendant que son acolyte désignait de son doigt crasseux les décorations sur la poitrine d’Ávila.
— T’as l’air d’être un héros, papa ! C’est quoi ça ? dit-il en montrant l’une de ses plus prestigieuses décorations. Une massue du Moyen Âge ? T’es quoi au juste ? Un chevalier ?
Soyons tolérant, se dit Ávila. Il avait croisé tant de gens de cette espèce, des esprits simples, des âmes égarées, qui n’avaient jamais eu à se battre pour quoi que ce soit, des hommes qui usaient et abusaient de libertés et de privilèges pour lesquels d’autres avaient péri.
— En fait, expliqua Ávila, cette massue est un symbole de la marine espagnole. Plus précisément de la Unidad de Operaciones Especiales.
— Les opérations spéciales ? répliqua l’homme en feignant d’être impressionné. Rien que ça ! Et ça, c’est quoi ?
Il désigna la main droite d’Ávila.
Au creux de sa paume, il y avait un tatouage — un symbole qui datait du XIVe siècle.
Ça, c’est mon talisman. Même si je n’ai nul besoin de protection.
— Laisse tomber. On s’en fout, lâcha le hooligan en reportant son attention sur la serveuse. Dis donc, t’es bien mignonne, toi. T’es cent pour cent espagnole ?
— Cent pour cent, répondit la jeune femme patiemment.
— T’es sûre de pas avoir un peu de sang irlandais ?
— Certaine.
— T’en veux pas un peu ?
Sa réplique le fit hurler de rire.
— Laissez-la tranquille, intervint Ávila.
Le gars fit volte-face et le regarda d’un air mauvais.
L’autre tapota de son index la poitrine de l’amiral.
— Hé, tu te prends pour qui ?
Ávila poussa un profond soupir. La journée avait été longue. Il indiqua le bar.
— Asseyez-vous, messieurs. Je paye ma tournée.
La serveuse était soulagée que l’officier soit resté. Même si elle pouvait se défendre toute seule, le calme avec lequel ce dernier gérait ces brutes la troublait ; elle se prit même à espérer qu’il reste jusqu’à l’heure de la fermeture.
Il avait commandé deux bières et un autre Schweppes pour lui. Les deux supporters de football s’étaient installés de part et d’autre de lui.
— Un Schweppes ? railla l’un des deux. C’est pas ce que j’appelle boire un coup ensemble !
Ávila adressa un sourire las à la serveuse et termina son verre.
— Je dois vous quitter, messieurs. J’ai un rendez-vous. Mais buvez à ma santé.
Alors qu’il se levait, les deux types posèrent chacun une main sur son épaule pour l’obliger à se rasseoir. Une étincelle de colère passa fugitivement dans les yeux de l’amiral.
— Tu veux vraiment nous laisser seuls en compagnie de notre petite chérie ? demanda le plus gros en faisant un geste obscène avec sa langue à l’attention de la serveuse.
Ávila demeura silencieux un moment, puis plongea la main dans sa poche.
Les deux types s’inquiétèrent.
— Hé, tout doux !
Lentement, Ávila sortit un téléphone et dit quelque chose en espagnol aux deux gars. Voyant leur air ahuri, il passa à l’anglais :
— Je suis désolé, je dois prévenir ma femme pour qu’elle ne s’inquiète pas. Quelque chose me dit que je vais traîner un moment ici.
— Voilà qui est parlé ! s’exclama le plus grand en vidant sa pinte d’un trait avant de la reposer bruyamment sur le zinc. Une autre !
Alors que la serveuse remplissait leurs verres, elle vit dans le miroir l’officier de marine tapoter sur son clavier et porter le téléphone à son oreille. Une fois la communication établie, il parla en espagnol :
— Llamo desde el Bar Molly Malone, annonça-t-il en lisant le nom du bar et l’adresse sur son dessous de verre. Calle Particular de Estraunza Ocho. (Il patienta un instant, puis poursuivit :) Necesitamos ayuda inmediatamente. Hay dos hombres heridos.
Et il raccrocha.
Dos hombres heridos ? La serveuse sentit son pouls s’accélérer. Deux hommes blessés ?
Soudain, il y eut un mouvement rapide, un éclair blanc fusa. Le militaire avait pivoté d’un coup et expédié son coude droit dans le nez du plus gros. On entendit des cartilages craquer. Le sang gicla et l’homme tomba à la renverse. Avant que l’autre n’ait eu le temps de réagir, le militaire pivota dans l’autre sens et son coude gauche atterrit dans sa trachée. Le gars rejoignit son copain à terre.
Stupéfaite, la serveuse regarda les deux hommes : le premier hurlait de douleur, l’autre se tortillait au sol, se tenant la gorge à deux mains.
L’amiral se leva tranquillement de son siège, sortit son portefeuille et laissa un billet de cent euros sur le comptoir.
— Avec toutes mes excuses pour le dérangement, dit-il en espagnol. La police va arriver pour vous aider.
Il tourna les talons et s’en alla.
Dehors, l’amiral Ávila huma l’air de la nuit et descendit la Alameda de Mazarredo en direction du fleuve. Des sirènes retentirent. Il se coula dans l’ombre pour laisser passer les véhicules de police. Il avait un travail à accomplir. Il ne pouvait se permettre de perdre plus de temps.