De nos jours, les créationnistes citent encore « l’Expérience Miller-Urey » comme preuve que la vie n’avait pas pu apparaître sur Terre sans l’intervention de Dieu.
— Trente secondes, résonna la voix de synthèse.
Langdon observa la pénombre autour de lui. Winston disait que les grandes découvertes scientifiques engendraient de nouveaux « modèles » de l’univers. Il leur avait aussi expliqué que MareNostrum était un puissant « simulateur » — capable de reproduire des systèmes complexes et de les étudier.
L’Expérience Miller-Urey, songea Langdon, est en réalité l’une des toutes premières modélisations… Elle simulait les interactions chimiques complexes sur la planète originelle.
— Robert ! appela Ambra. Ça commence !
— J’arrive !
En s’asseyant à côté de sa partenaire, il était encore troublé par la présence de cette éprouvette dans la vitrine.
Les paroles d’Edmond au Guggenheim lui revenaient en mémoire : « Ce soir, soyons comme ces anciens explorateurs d’antan, ces gens qui ont tout laissé derrière eux pour traverser les vastes océans… » « Le temps de la religion est terminé. L’humanité va entrer de plain-pied dans une nouvelle ère : celle de la science !… » « Imaginez ce qui se passerait si nous avions enfin la réponse à ces questions. »
Les dernières secondes du compte à rebours s’égrenaient.
— Ça va, Robert ? s’inquiéta Ambra.
Comme Langdon acquiesçait, une musique dramatique emplit la pièce, et le visage d’Edmond apparut en gros plan sur le mur. Le célèbre futurologue paraissait amaigri et les traits tirés, mais il souriait à la caméra.
— D’où venons-nous ? demanda-t-il avec une excitation manifeste, tandis que la musique diminuait. Et où allons-nous ?
Ambra agrippa la main de Langdon.
— Ces deux questions font partie de la même histoire, continua-t-il. Alors reprenons depuis le début — le tout début…
Edmond plongea la main dans sa poche et en ressortit un tube contenant un liquide brunâtre. Sur l’étiquette, figuraient les deux noms :
MILLER-UREY.
Langdon sentit son cœur s’emballer.
— Notre voyage commence il y a très très longtemps… quatre milliards d’années avant Jésus-Christ… quelque part dans la soupe primordiale…
91.
Assis à côté d’Ambra sur le canapé, Langdon, voyant le teint cireux d’Edmond, éprouva une pointe de tristesse à l’idée que son ami avait souffert en silence d’une maladie incurable. Ce soir, pourtant, les yeux du futurologue brillaient d’excitation.
— Dans un instant, je vais vous parler de cette petite fiole, déclara-t-il en levant le tube. Mais d’abord, allons faire un petit plongeon… dans la soupe primordiale.
Son visage laissa la place à un océan bouillonnant illuminé d’éclairs et parsemé d’îles volcaniques qui crachaient des cendres sous un ciel d’orage.
— Est-ce là que tout a commencé ? Une réaction spontanée dans une mer remplie de substances chimiques ? Un microbe venu de l’espace grâce à une météorite ? Ou… la main de Dieu ? Hélas, on ne peut pas remonter le temps pour assister à cet événement. Tout ce que l’on sait, c’est ce qui s’est passé après, quand la vie est apparue. L’évolution. Et nous avons l’habitude de la représenter ainsi…
La frise chronologique familière de l’évolution humaine apparut à l’écran — un singe primitif voûté derrière une série d’hominidés qui se redressaient progressivement, jusqu’au dernier, bien droit, dont le corps n’avait plus le moindre poil.
— Oui, les humains ont évolué. C’est un fait scientifique irréfutable, et grâce aux études fossiles, nous avons pu en établir une chronologie claire. Mais que se passerait-il si nous pouvions observer l’évolution à l’envers ?
Soudain, les cheveux d’Edmond se mirent à pousser et son visage prit les traits d’un humain primitif. Sa structure osseuse se métamorphosa en celle d’un grand singe, puis le processus passa en vitesse rapide, montrant des espèces de plus en plus anciennes — lémuriens, paresseux, marsupiaux, ornithorynques, dipneustes —, avant de plonger sous les eaux pour muter en anguilles, poissons, créatures gélatineuses, plancton, amibes, jusqu’à ce qu’il ne reste plus du futurologue qu’une microscopique bactérie — une cellule unique dans l’immensité de l’océan.
— Les premières étincelles de vie, conclut Edmond. C’est là que notre flash-back s’arrête, faute de pellicule. Nous ne savons pas comment les premières formes de vie ont surgi dans la mixture chimique. Il nous manque la première image du film.
T=0, se dit Langdon en imaginant un flash-back similaire sur l’expansion de l’univers, le cosmos se réduisant irrémédiablement, jusqu’à n’être plus qu’un point lumineux. Les cosmologistes étaient arrivés à la même impasse.
— La « Cause Première », reprit Edmond. C’est le terme utilisé par Darwin pour décrire ce moment insaisissable de la Création. Il a prouvé que la vie avait continuellement évolué, mais n’a pu déterminer comment le processus avait débuté. Autrement dit, le titre L’Origine des espèces frise la publicité mensongère !
Langdon sourit.
— Alors comment sommes-nous apparus sur Terre ? En d’autres termes, d’où venons-nous ? demanda Edmond avec une lueur espiègle dans le regard. Dans quelques instants, vous aurez la réponse à cette question. Une réponse surprenante, j’en conviens. Mais, ce soir, vous ne serez pas au bout de vos surprises. (Il sourit à la caméra.) Parce que la réponse à « où allons-nous ? » est plus inattendue encore.
Langdon et Ambra échangèrent un regard perplexe. Même si Langdon soupçonnait le futurologue d’en faire un peu trop, cette dernière déclaration lui laissa un sentiment de malaise.
— Depuis les premiers récits sur la Création, les origines de la vie restent un grand mystère. Pendant des millénaires, les philosophes et les scientifiques ont cherché des indices de la première étincelle.
Edmond leva le tube contenant la mixture brune.
— Dans les années cinquante, deux chercheurs — les chimistes Miller et Urey — ont mené une expérience pour tenter de résoudre cette énigme.
Langdon se pencha vers Ambra.
— C’est le tube à essai qui se trouve juste là, murmura-t-il en désignant la vitrine.
— Pourquoi Edmond a-t-il ça dans son labo ?
Langdon haussa les épaules. Son appartement de la Casa Milà ne manquait pas non plus d’objets inattendus. L’éprouvette était sans doute à ses yeux une pièce de collection concernant l’histoire des sciences.
Edmond décrivit succinctement les efforts de Miller et Urey pour recréer la soupe primordiale et faire naître la vie dans le bain chimique.
L’écran affichait à présent un article du New York Times datant du 8 mars 1953 et intitulé « Revenir deux milliards d’années en arrière ».
— Évidemment, cette expérience a suscité quelques inquiétudes. Les conséquences pouvaient être dramatiques, surtout pour le monde religieux. Si la vie apparaissait au fond d’une éprouvette, on pourrait en conclure que les lois de la chimie sont suffisantes. On n’aurait plus besoin d’un être surnaturel pour générer l’étincelle de la Création. La vie ne serait qu’un simple produit dérivé des lois de la nature. Et surtout, si la vie est apparue spontanément sur Terre, alors elle a certainement surgi ailleurs dans le cosmos. Conclusion : l’homme n’est pas unique ; l’homme n’est pas le centre de l’univers de Dieu.