Edmond lâcha un soupir.
— Cela dit, comme vous le savez peut-être, l’expérience Miller-Urey a échoué. Elle a produit quelques acides aminés, mais rien qui se rapproche de près ou de loin à une forme vivante. Les chimistes ont répété maintes fois l’expérience, avec différents ingrédients, différentes températures, mais cela n’a rien changé. Il semblerait que la vie — comme les croyants le pensent depuis toujours — requière l’intervention de Dieu. Miller et Urey ont fini par abandonner leurs expérimentations. La communauté religieuse a poussé un soupir de soulagement et le monde scientifique s’est retrouvé à la case départ… (Kirsch esquissa un sourire amusé.) Du moins jusqu’en 2007… où s’est produit un événement inattendu.
Le futurologue expliqua que les tubes de Miller-Urey avaient été redécouverts dans un placard de l’université de San Diego après la mort de Miller. Ses étudiants avaient refait des analyses des échantillons à l’aide de techniques modernes — comme la chromatographie en phase liquide et la spectrométrie de masse — et obtenu des résultats étonnants. Apparemment, l’expérience originelle des deux chimistes avait produit bien plus d’acides aminés et de composants complexes que Miller n’avait pu le mesurer à son époque. Les nouvelles analyses révélèrent même la présence de bases nucléiques — les briques de l’ARN, et à terme, de l’ADN.
— Ce fut une formidable épopée scientifique, conclut Edmond, qui légitimait l’idée que la vie pouvait naître… sans intervention divine. Il semblerait que l’expérience Miller-Urey ait finalement réussi… elle avait seulement besoin d’une gestation plus longue. N’oublions pas un élément clé : l’apparition de la vie a nécessité plusieurs milliards d’années, alors que ces éprouvettes sont restées dans un placard une cinquantaine d’années seulement. Si ce temps géologique était rapporté en kilomètres, cette expérience n’en avait exploré que les premiers microns.
Kirsch marqua un silence pour que l’image pénètre bien les esprits.
— Inutile de vous préciser que cette aventure a suscité un regain d’intérêt pour la création de la vie en laboratoire.
Ça me revient, songea Langdon. Le département de biologie de Harvard avait à l’époque organisé une fête intitulée avec humour « BYOB : Bring Your Own Bacterium ».
— Évidemment, cela a provoqué une violente réaction chez les leaders religieux, ajouta Edmond.
La page d’accueil d’un site — creation.com — apparut sur l’écran mural. Il s’agissait d’une des cibles récurrentes des railleries d’Edmond. Mais pour Langdon, l’organisation, fervente adepte du créationnisme, était loin de représenter le monde religieux.
Le site indiquait qu’ils se donnaient pour mission de réaffirmer la véracité de la Bible, et en particulier le récit de la Genèse.
— Creation.com est populaire, influent, et héberge des dizaines de blogs sur les dangers de reprendre les travaux de Miller et Urey. Heureusement, ses fidèles n’ont rien à craindre. Même si cette expérience réussissait à produire la vie, cela prendrait probablement deux milliards d’années !
Edmond tenait toujours le tube à essai.
— Comme vous pouvez l’imaginer, j’aimerais faire un bond de deux milliards d’années pour réexaminer le contenu de cette éprouvette et prouver aux créationnistes qu’ils ont tout faux. Mais pour ça, il me faudrait une machine à voyager dans le temps…, ironisa Kirsch. Alors j’en ai fabriqué une.
Langdon jeta un coup d’œil à Ambra, qui n’avait pas bougé depuis le début de la présentation. Ses yeux sombres étaient rivés sur l’écran.
— Fabriquer une machine à explorer le temps… n’est pas si compliqué. Je vais vous montrer.
Une salle de bar déserte se matérialisa sur la paroi de verre. Le futurologue entra dans la pièce et se dirigea vers une table de billard. Les boules colorées étaient disposées en triangle sur le tapis vert. Edmond saisit une queue, se pencha sur la table, et donna un coup dans la boule blanche, qui fusa vers le triangle.
Au moment où elle allait entrer en collision avec les billes de couleur, Edmond cria :
— Stop !
Et la bille blanche se figea juste avant l’impact.
— Maintenant, pouvez-vous deviner quelles billes vont tomber dans les trous ? Et dans quels trous ? Non, bien sûr que non. Il existe des milliers de possibilités. Mais imaginez que vous puissiez vous projeter quinze secondes plus tard, observer le résultat, et revenir au présent ? Eh bien, chers amis, nous avons aujourd’hui la technologie pour le faire.
Edmond s’avança vers une série de minuscules caméras fixées aux bords de la table.
— Grâce à des capteurs mesurant la vitesse, la rotation, et la direction de la boule en mouvement, j’obtiens un état du système à un instant t. Cet « instantané » me permet de réaliser des prédictions extrêmement précises de sa trajectoire future.
Cela rappelait à Langdon le simulateur de golf qu’il avait essayé, et qui lui prédisait avec une acuité déprimante que sa balle allait terminer dans les bois.
Kirsch venait de sortir un grand smartphone. Sur l’écran du portable, la bille blanche virtuelle était immobile et une série d’équations mathématiques flottaient au-dessus.
— Connaissant la masse, la position et la vitesse précises de ma boule, je peux calculer ses interactions futures avec les autres, et prédire la suite des événements.
Il toucha l’écran. Aussitôt, la boule blanche revint à la vie et fit éclater le triangle. Les billes colorées s’éparpillèrent sur le tapis et quatre d’entre elles tombèrent dans quatre poches différentes.
— Quatre d’un coup, déclara Kirsch, le regard rivé sur son smartphone. Pas mal, non ? (Il reporta les yeux vers la caméra.) Vous ne me croyez pas ?
Il claqua des doigts au-dessus de la vraie table et la bille blanche frappa les autres billes, qui s’entrechoquèrent avant de se disperser en tous sens. Comme il l’avait prédit, les quatre boules annoncées disparurent dans les quatre trous.
— Pas vraiment une machine à voyager dans le temps, reconnut-il avec un sourire, mais elle nous donne un bon aperçu du futur. Et je peux modifier des paramètres. Par exemple, enlever tous les coefficients de frottements, pour que les boules roulent éternellement…
Pressant plusieurs touches, Edmond lança une nouvelle simulation. Cette fois, sitôt le triangle brisé, les billes ricochèrent en tous sens sans ralentir, et chutèrent une à une dans les trous, jusqu’à ce qu’il ne reste que deux boules en roue libre sur le tapis.
— Si j’en ai assez d’attendre que les deux dernières tombent, il me suffit de passer en avance rapide.
D’une simple pression sur l’écran, les boules prirent une vitesse vertigineuse, ricochèrent frénétiquement contre les bords avant de terminer leur course folle dans une poche de la table.
— Voilà comment je peux voir le futur… bien avant qu’il ne se produise. Les simulateurs informatiques sont en réalité des machines virtuelles à explorer le temps. (Il fit une pause.) Bien sûr, les équations mathématiques sont plutôt simples pour un petit système isolé comme une table de billard. Et si nous tentions le coup avec une configuration plus complexe ?
Avec un grand sourire, Edmond brandit la fiole de Miller-Urey.
— J’imagine que vous devinez où je veux en venir. Si la modélisation informatique peut nous emmener dans le futur, pourquoi ne pas faire un bond en avant de plusieurs milliards d’années ?