Ambra s’agita nerveusement sur le canapé.
— Vous vous doutez que je ne suis pas le premier scientifique à rêver de modéliser la soupe primitive. Sur le papier, c’est assez simple, mais en pratique c’est d’une complexité cauchemardesque.
Les mers bouillonnantes réapparurent, puis les éclairs, les volcans, les tempêtes…
— Modéliser la chimie de l’océan requiert une simulation d’une précision moléculaire. C’est comme si, pour prédire la météo, on était capable de donner à tout moment la position de chaque molécule d’air. Pour modéliser la mer originelle, il nous faut un ordinateur capable d’intégrer les lois fondamentales de la physique — cinétique, thermodynamique, gravitation, conservation de l’énergie, etc. — mais aussi de la chimie, afin de recréer les liaisons possibles entre les atomes dans la soupe primitive.
La caméra plongea sous l’eau et zooma sur une goutte d’eau, où des molécules virtuelles se brisaient et se recombinaient dans un tourbillonnement.
— Hélas, reprit Edmond, de nouveau à l’écran, une simulation d’une telle ampleur nécessite une puissance de calcul phénoménale qu’aucun ordinateur sur cette planète ne possède. (Son regard pétillait de malice.) Aucun ordinateur… sauf un !
Un orgue joua la célèbre ouverture de la Toccata et Fugue en ré mineur de Bach tandis qu’apparaissait à l’écran le super-ordinateur de Kirsch.
— L’E-Wave, évidemment…, murmura Ambra, qui n’avait pas dit un mot depuis le début de la présentation.
Avec la célèbre fugue de Bach en fond sonore, Kirsch se lança dans une description emphatique de sa machine, qui s’acheva sur un gros plan de son « cube quantique ». Un accord tonitruant conclut la séquence.
Edmond avait décidément le sens du spectacle, songea Langdon, admiratif.
— Oui, E-Wave est capable de recréer l’expérience Miller-Urey en réalité virtuelle, avec une précision inouïe. Comme il était impossible de modéliser tout l’océan originel, j’ai reproduit le mélange de cinq litres imaginé par nos deux célèbres chimistes.
Un ballon se matérialisa sur l’écran. L’image grossit… grossit… jusqu’à ce qu’on atteigne le niveau moléculaire — des atomes bondissaient en tous sens dans le liquide bouillant, sous l’effet de la température, de l’électricité et des diverses interactions.
— Cette modélisation intègre tout ce que nous avons appris sur la soupe primordiale depuis l’expérience Miller-Urey — telle la présence probable de radicaux hydroxyles provenant de la vapeur d’eau ionisée et d’oxysulfures de carbone liés à l’activité volcanique, ainsi que l’influence d’une atmosphère cette fois plus riche en CO2.
Dans la préparation bouillonnant à l’écran, des grappes d’atomes se formèrent peu à peu.
— Maintenant, j’enclenche l’avance rapide…, annonça Edmond, tout excité.
Après une brusque accélération, des structures toujours plus complexes se dessinèrent.
— Au bout d’une semaine, on voit apparaître les acides aminés évoqués par Miller et Urey. (L’image se brouilla de nouveau, sous l’effet d’une nouvelle avance rapide.) Puis… environ cinquante ans après, on distingue les bases nucléiques de l’ARN.
La mixture bouillonnait de plus en plus.
— Alors, j’ai laissé le temps agir…
Les molécules continuaient de s’agréger, les structures de se complexifier, tandis que le programme traversait les siècles, les millénaires, les millions d’années.
— Et devinez ce qui est apparu à la fin ?
Langdon et Ambra se penchèrent, suspendus aux lèvres du scientifique.
— Rien ! Absolument rien ! Pas la moindre trace de vie. Aucune apparition spontanée. Pas de miraculeuse création. Juste une décoction de substances chimiques. (Kirsch soupira longuement.) Une seule conclusion s’imposait. (Il regarda la caméra d’un air grave.) La vie… a effectivement besoin de l’intervention de Dieu.
Langdon n’en crut pas ses oreilles. Qu’est-ce qu’il raconte ?
Puis le visage de Kirsch s’éclaira d’un grand sourire.
— Ou alors… j’avais oublié un ingrédient essentiel dans la recette.
92.
Ambra Vidal imaginait les millions de gens qui, comme elle, regardaient leur écran, fascinés.
— Quel était cet ingrédient manquant ? Pourquoi ma soupe primordiale refusait-elle de produire la vie ? Je n’en avais aucune idée. Alors, ainsi que le ferait tout homme de science, j’ai posé la question à plus expert que moi !
Une universitaire à lunettes apparut : le docteur Constance Gerhard, biochimiste à Stanford.
— Créer la vie ? répéta la chercheuse dans un rire. On ne sait pas faire ! C’est bien le problème. Quand il s’agit du processus de création — transformer des composants chimiques inanimés en êtres vivants —, on n’a pas de réponse ! Il n’existe aucune explication scientifique à l’apparition de la vie. En fait, la notion même d’organisation cellulaire spontanée semble en conflit direct avec la loi de l’entropie !
— L’entropie, reprit Edmond, qui marchait à présent sur une superbe plage. La mesure du désordre. Le second principe de la thermodynamique stipule : « L’entropie de tout système isolé ne peut que croître. » Autrement dit : « Tout doit s’écrouler ! » (Il claqua des doigts et un château de sable surgit à ses pieds.) Je viens d’assembler des millions de grains de sable en une forteresse. Voyons ce que l’univers en pense.
Aussitôt, une vague balaya la construction.
— Oups ! L’univers a trouvé ma structure trop organisée ! Les grains de sable ont été disséminés sur la plage. C’est l’entropie à l’œuvre. Les vagues qui déferlent sur le rivage ne les déposent pas sous la forme de tours et de créneaux. Les châteaux de sable n’apparaissent pas spontanément dans l’univers… ils ne font que disparaître.
Edmond claqua une nouvelle fois des doigts et se retrouva dans une élégante cuisine.
— Quand vous faites chauffer un café, continua-t-il en sortant une tasse fumante d’un micro-ondes, vous concentrez l’énergie thermique dans une tasse. Si vous laissez la tasse une heure sur le plan de travail, la chaleur se dissipe dans la pièce, comme le sable s’éparpille sur une plage. Encore un coup de l’entropie ! Et ce processus est irréversible. Vous pouvez attendre une éternité, l’univers ne réchauffera jamais votre café. (Edmond sourit.) Tout comme il ne reconstituera pas vos œufs brouillés.
Ambra avait vu un jour une œuvre baptisée Entropy — un mur de briques, de plus en plus décrépites, qui se transformaient progressivement en un tas de ruines.
Le docteur Gerhard reprit la parole :
— Nous vivons dans un univers entropique, un monde dont les lois physiques créent du désordre, pas de l’ordre. Alors, une question se pose : comment des substances chimiques inertes peuvent-elles s’organiser en formes de vie complexes ? Je ne suis pas croyante, mais j’avoue que la vie est le seul mystère scientifique qui laisse la porte ouverte à l’intervention d’un créateur.
Kirsch réapparut à l’image.
— C’est toujours agaçant quand des personnes intelligentes utilisent le terme « créateur ». (Il haussa les épaules.) D’accord, la science n’a pas d’explication à l’origine de la vie sur Terre. Mais, croyez-moi, si l’on cherche une force invisible capable de créer de l’ordre dans un univers chaotique, on trouve des réponses bien plus simples que Dieu.