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Philip

11 novembre, Philip,

J'ai reçu ta lettre, et... tu avais le droit. Tu avais tort, mais tu avais aussi ce droit-là et, quand bien même tu ne le voulais pas, tes mots ont pris la forme d'un jugement. Je ne les oublie pas, au contraire, j'y réfléchis souvent, sinon à quoi servait-il de les prononcer ? Lisa, c'est le nom que porte l'ouragan qui t'inquiétait, nous a épargnés. Les choses sont assez difficiles comme cela, je crois que j'aurais abandonné. Tu sais, ce pays est si particulier. Le sang des morts a déjà séché sous la terre. Sur ces caillots de misère, les survivants ont reconstruit leurs maisons, recomposé ce qui reste de leurs familles et de leurs vies. Je suis venue ici imbue de toutes mes certitudes qui me laissaient croire que j'étais plus intelligente, plus éduquée, plus sûre de tout. Chaque jour que j'ai passé auprès d'eux, je les ai vus plus forts que moi et moi plus faible qu'eux.

Est-ce leur dignité qui leur donne tant de beauté ? Ce r}'est pas comme porter secours à des populations brisées par des combats. Ici, la sale guerre c'est celle du vent et de la pluie. Il n'y a ni bons ni méchants, pas àe parti ni de cause, il n'y a que de l'humanité au cœur d'une détresse incroyable. Et seul leur courage fait renaître la vie au milieu des cendres de l'impossible espoir. Je crois que c 'est pour cela que je les aime, je sais que c'est aussi pour cela que je les admire. J'étais venue ici en les croyant victimes, ils me montrent à chaque instant qu 'ils sont bien autre chose et m'apportent aujourd'hui bien plus que je ne leur donne. À Montclair ma vie n'aurait pas de sens, je ne saurais pas quoi en faire. La solitude rend impatient, c'est l'impatience qui tue l'enfance. Ne prends pas mal ce que je veux te dire, mais j'ai été si seule dans cette adolescence que nous avons partagée du mieux que nous le pouvions. C'est vrai, j'ai été très impétueuse, je le suis toujours. Ce besoin de brûler les étapes me fait vivre à un rythme que tu ne comprends pas, parce qu 'il est différent du tien.

Je suis partie en omettant de te dire quelque chose d'aussi essentiel que tout ça : tu me manques beaucoup Philip, je feuillette souvent les pages de notre album de photos et toutes ces images de nous deux sont précieuses, ces marques du temps sont notre enfance. Pardon d'être comme je suis, impossible à vivre pour l'autre.

Susan

Times Square. Dans le tumulte de la foule qui s'est massée sur la place comme à chaque réveillon, Philip a retrouvé un groupe d'amis étudiants. Quatre grands chiffres viennent d'illuminer la façade de l'immeuble du New York Times. Il est minuit, l'année 1977 vient de naître. Une pluie de confettis se mêle aux baisers des passants. Philip se sent seul au milieu de la multitude. Comme ils sont étranges ces jours où la joie de vivre est programmée dans les calendriers. Une jeune femme longe une barrière, tentant de se frayer un chemin dans cette marée humaine. Elle le bouscule, le dépasse, se retourne et lui sourit. Il lève le bras et agite la main, elle lui répond d'un signe de tête comme pour s'excuser de ne pas pouvoir avancer plus vite. Trois personnes les séparent déjà, elle semble emportée par la crête d'une vague, qui l'entraîne vers le large. Il se faufile entre deux touristes perdus. Par courts instants son visage disparaît pour revenir à la surface quelques secondes plus tard, comme pour y puiser de l'oxygène. Il essaie de ne pas la perdre des yeux. La distance se réduit, elle est presque à portée de voix au milieu de cette foule bruyante. Un dernier coup d'épaule, il est près d'elle et saisit son poignet. Elle se retourne, surprise, il sourit et crie plus qu'il ne lui parle:

— Bonne année, Mary. Si vous me promettez de ne pas me griffer le bras je vous emmène prendre un verre en attendant la marée basse ! Elle lui rend son sourire et hurle 'à son tour :

— Pour quelqu'un qui se disait timide, vous avez fait des progrès !

— C'était il y a plus d'un an, j'ai eu le temps !

— Vous avez beaucoup pratiqué ?

— Encore deux questions dans cette foule et je suis aphone ! Vous accepteriez que l'on se dirige vers un endroit plus calme ?

— J'étais avec des amis mais je crois que je les ai définitivement perdus, nous devions tous nous retrouver Downtown, vous voulez vous joindre à nous ?

Philip acquiesce d'un signe de tête, et les deux naufragés se laissent porter vers le bas de la ville. Au bout de la 7e Avenue ils dérivent sur Blee-cker Street. Un dernier affluent les mène sur la 3e Rue. Au Blue Note où les amis de Mary l'attendent, un pianiste entraîne son public sur des rythmes de jazz qu'aucune epiphanie ne viendra démoder.

Aux heures glaciales du premier matin, sur les pavés désertés de SoHo les bouteilles d'alcool qui dégorgent des poubelles éparses témoignent des délires de la nuit déjà consommée. Toute la ville dort, la gueule en bois. Seuls les bruits de quelques rares voitures viennent troubler le silence du quartier encore embrumé d'un voile d'ivresse. Mary pousse la porte de l'immeuble de Philip. Un vent froid la saisit au cou, elle frissonne, se blottit dans son manteau. Elle remonte la rue, lève le bras au carrefour. Un taxi jaune se range le long du trottoir. Il l'avale et disparaît sur Broadway. Le 2 janvier de cette année-là, Errol Garner a refermé le clavier de son piano pour toujours. Philip a repris les cours.

Début février, Susan vient de recevoir une lettre de Washington. Des mots de félicitations, des vœux tardifs de ses supérieurs qui l'invitent à étudier la possibilité de développer enfin ce nouveau campement de réfugiés, dans la montagne. Elle devra établir un budget et venir présenter la faisabilité de ce projet dès qu'elle le pourra. Les pluies n'ont pas encore cessé.

Assise sous l'auvent de sa maison, elle regarde l'eau qui file et ravine la terre.

Elle ne cesse de penser à ceux qui dans la montagne assistent impuissants, comme chaque hiver, aux violences d'une nature qui se joue du travail qu'ils ont achevé à la peine, aux prémices de l'été. Dans quelques semaines ils recommenceront sans renauder, un peu plus pauvres encore que les saisons d'avant.

Juan est silencieux, il allume une cigarette, elle la lui prend aussitôt des doigts et la porte à ses lèvres. L'incandescence éclaire le bas de son visage, elle exhale profondément.

— C'est un billet en première classe sur « Air Ganja », ce que tu fumes ?

Juan sourit malicieusement.

— Ce n'est qu'un mélange de tabac blond et brun, c'est ce qui donne ce goût.

— On dirait de l'ambre, dit-elle.

— Je ne sais pas ce que c'est.

— Quelque chose qui me rappelle mon enfance, l'odeur de ma mère, elle sentait l'ambre.