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— Votre enfance vous manque ?

— Certains visages seulement, mes parents, Philip.

— Pourquoi n'êtes-vous pas restée avec lui ?

— Il t'a payé pour me poser cette question ?

— Je ne le connais pas et vous n'avez pas répondu.

— Parce que je n'en ai pas envie.

— Vous êtes étrange Dona Blanca, qu'est-ce que vous avez fui pour venir vous perdre chez nous ?

— C'est le contraire sipoté 4 , c'est ici que je me suis retrouvée, et puis tu m'emmerdes avec tes questions. Tu crois que l'orage va durer ?

Juan pointa du doigt la lumière si particulière qui naissait à l'horizon quand Yaguacero 5

s'éloignait. Dans une heure tout au plus la pluie aurait cessé. Une odeur de terre mouillée et de pins envahirait les moindres recoins de sa modeste cabane. Elle irait en ouvrir l'unique placard pour que son linge s'en imprègne. Quand elle enfilait une chemise de coton baignée de ce parfum, une onde sensuelle courait sur sa peau.

Elle lança le mégot de l'autre côté de la balustrade, bondit soudainement sur ses pieds et fit un grand sourire à Juan.

— Saute dans le camion, on y va !

— Où ça ?

— Arrête de poser tout le temps des questions !

Le Dodge toussa par deux fois avant de démarrer. Les gros pneus patinèrent dans la gadoue avant de pouvoir s'accrocher à quelques pierres, le train arrière godilla pour finir par s'aligner sur la piste. Des gerbes de boue vinrent maculer les flancs bâchés. Susan continuait d'accélérer. Le vent la frappait au visage, elle rayonnait de bonheur et poussa un long cri.

Juan se joignit à elle. Ils filaient vers les montagnes.

— Où va-t-on ?

— Voir la petite, elle me manque !

— La route est détrempée, on ne grimpera jamais.

— Tu sais ce que disait notre Président ? Il y a ceux qui voient les choses telles qu'elles sont et qui se demandent pourquoi. Moi je les vois telles qu'elles pourraient être et je me dis pourquoi pas ! Ce soir nous dînerons avec le Senor Rolando Alvarez.

Si Kennedy avait connu les routes honduriennes en hiver, il aurait probablement attendu le printemps pour énoncer son aphorisme. Six heures plus tard, alors qu'ils étaient arrivés à mi-chemin des cimes, les essieux embourbés ne trouvèrent plus la force de propulser le camion.

L'embrayage patinait et l'odeur acre qui se dégageait força Susan à se rendre à l'évidence.

Immobilisés sur la route du col, ils ne pourraient pas parcourir ce soir les dix derniers lacets qui les séparaient encore du village où vivait une petite fille qui avait pris beaucoup de place dans le cœur de Susan. Juan passa à l'arrière et sortit quatre couvertures d'un sac de jute.

— On va dormir ici, je pense, dit-il, laconique.

— Parfois je suis tellement tête de mule que je me supporte difficilement moi-même.

— Ne vous inquiétez pas, il n'y a pas que vous qui ayez un caractère difficile.

— N'exagère pas quand même. Ce n'est pas le jour de la Sainte-Susan, on va attendre un peu pour me faire ma fête.

— Pourquoi vouliez-vous voir la petite ?

— Qu'est-ce qu'on a comme vivres à l'arrière ? J'ai faim, pas toi ?

Juan fouilla un autre sac et en sortit une grosse boîte defrijoles6 . II aurait voulu lui préparer un casamiento 7 , mais il aurait fallu pouvoir faire cuire le riz et il pleuvait encore beaucoup trop pour allumer un feu. Susan trempa presque tout un paquet de biscuits dans un pot de lait concentré, les laissant fondre ensuite sur sa langue. L'eau ruisselait sur le pare-brise. Elle avait interrompu le ballet des essuie-glaces pour économiser la batterie. À quoi servait-il de regarder au-dehors !

— Vous avez l'air de tenir plus à elle qu'aux enfants de la vallée.

— C'est dégueulasse ce que tu dis. Ça n'a rien à voir, elle, je ne la vois pas tous les jours, c'est pour cela qu'elle me manque.

— Philip, il vous manque ?

— Tu me lâches avec Philip ! Qu'est-ce que tu as?

— Je n'ai rien, j'essaie de vous comprendre un peu.

— Mais il n'y a rien à comprendre. Oui, Philip me manque.

— Pourquoi n'êtes-vous pas avec lui ?

— Parce que j'ai choisi d'être là.

— La vie d'une Senora est auprès de l'homme qu'elle aime !

— Ta phrase est stupide.

— Je ne vois pas en quoi. Un homme aussi doit être près de la femme qu'il aime.

— Ce n'est pas toujours aussi facile.

— Pourquoi êtes-vous si compliqués, vous les gringos ?

— Parce qu'on a perdu les raisons de la simplicité, c'est ce qui me fait aussi aimer être chez vous. Ça ne suffit pas d'aimer, il faut aussi être compatible.

— Qu'est-ce que ça veut dire ?

— Qu'il faut aimer la vie que l'on va mener avec l'autre, partager les envies, les attentes, avoir les mêmes objectifs, les mêmes désirs.

— Comment pourrait-on savoir cela avant ? C'est impossible ! On ne peut pas connaître l'autre au début, il faut avoir de la patience pour aimer.

— Tu m'as menti sur ton âge, toi ?

— Chez nous se marier avec quelqu'un que nous aimons, c'est une raison d'être heureux.

— Chez nous aimer, ce n'est pas toujours suffisant, aussi absurde que cela puisse paraître. Je te le concède, nous sommes parfois bizarres, j'en suis le parfait exemple.

Un rai de lumière blanche déchira le ciel, une brutale explosion interrompit leur conversation.

L'orage revenait vers eux, il avait redoublé de puissance, intensifiant les précipitations qui s'abattaient sur les flancs fragiles du mont Caba-ceras de Naco. Très vite, les sols gorgés d'eau ne purent plus absorber les pluies torrentielles qui dévalaient le long des parois, entraînant avec elles des pans entiers de la montagne. Juan n'écoutait plus Susan et son visage finit par trahir une inquiétude croissante. Il tenta d'ouvrir sa fenêtre, mais une violente bourrasque le fit aussitôt renoncer. Il se mit alors à effectuer des petits mouvements saccadés de la tête, comme le ferait un prédateur à l'affût.

— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-elle.

— Taisez-vous !

L'oreille droite collée à la vitre, il semblait guetter quelque chose, tandis que le regard de Susan ne cessait de l'interroger. D'un doigt qu'il porta à ses lèvres il lui fit comprendre de maintenir le silence. Elle n'en fit rien.

— Qu'est-ce que tu fais, Juan ?

— Par la grâce de Dieu, laissez-moi écouter !

— Mais quoi bon sang ?

— Ce n'est vraiment pas le moment de jurer, j'entends la terre bouger.

— Quoi ?

— Taisez-vous !

Un craquement sourd déchira le silence. À grand-peine, Juan entrouvrit sa portière. Un vent violent chargé de lourdes gouttes s'engouffra instantanément dans l'habitacle. Il regarda sous les roues. Une fracture au parfait milieu de la sente laissait envisager le pire. Il donna à Susan l'ordre d'allumer les phares. Elle s'exécuta sur-le-champ. Le trait de lumière coupa le rideau de pluie. Aussi loin qu'il portait, la route était fendue d'une crevasse.

— Passez à l'arrière, il faut que l'on parte d'ici tout de suite.

— Tu es dingue, tu as vu ce qui tombe dehors ?

— C'est nous qui allons tomber, dépêchez-vous, ne sortez pas de votre côté, faites ce que je vous dis !

À peine eut-il prononcé ces mots que le camion prit de la gîte, comme un navire qui s'apprête à sombrer par son bâbord. Il la saisit par le bras et la propulsa sur le plateau à l'arrière. À la recherche de son équilibre, elle enjamba les sacs de vivres. Passant devant elle, il souleva la bâche au-dessus du hayon et la tira brusquement par la main, l'accompagnant dans sa chute.

Dès qu'ils roulèrent sur le sol, il l'entraîna contre la roche et la força à s'accroupir. Les yeux grands écar-quillés, elle vit soudainement le camion glisser à reculons et verser par-delà le bord de la falaise. La calandre se dressa comme dans un dernier effort, les lumières des phares s'étirèrent vers le ciel et son vieux Dodge disparut dans le ravin. Le bruit de la pluie était assourdissant. Tétanisée, Susan n'entendait plus rien autour d'elle, Juan dut s'y reprendre à trois fois avant qu'elle réagisse. Il leur fallait grimper au plus vite, le remblai qui leur servait de refuge donnait des signes de faiblesse. Elle s'accrocha à lui et ils escaladèrent quelques mètres. Comme dans ses pires cauchemars, il lui semblait que chaque pas la faisait reculer quand elle commandait à tout son corps d'avancer. Ce n'était pas une sensation, la terre se dérobait sous leurs pieds, les entraînant vers l'abîme. Il hurla de tenir bon, de s'accrocher à ses jambes, mais les doigts engourdis de Susan n'arrivaient plus à retenir l'étoffe du pantalon de Juan qui glissait entre ses doigts. Elle était plaquée contre la paroi meuble, les coulées de boue commençaient à la recouvrir. Il lui fallait cracher de toutes ses forces et l'air lui manquait. La pénombre s'illumina d'un vif scintillement d'étoiles dans ses yeux, elle perdit connaissance. Juan se laissa glisser sur le dos jusqu'à sa hauteur. Il souleva la tête inerte de Susan qu'il posa sur son torse. Il écarta aussitôt la terre qui avait encombré sa bouche, la pencha sur le côté et plongea deux doigts au fond de sa gorge. Saisie d'un spasme violent, elle régurgita aussitôt. Juan la serra contre lui, s'accrochant à une racine qu'il agrippait de toutes ses forces. Il ignorait combien de temps il pourrait tenir ainsi, mais il savait que c'était exactement celui qu'il leur restait à vivre.