— Je suis en train de me laisser submerger par la solitude, et pour la première fois de ma vie j'ai l'impression de ne plus pouvoir la surmonter.
— Rentre chez toi.
— Tu ne veux pas que je reste ?
— Je ne te parle pas de ce soir, mais de ta vie, tu devrais retourner au pays.
— Je n'abandonnerai pas.
— Partir n'est pas toujours un abandon, c'est aussi une façon de préserver ce qui a été vécu si l'on sait s'en aller avant qu'il ne soit trop tard. Laisse-moi le volant, je vais conduire.
Le moteur cracha une volute de fumée noire et se mit à tourner. Thomas alluma les phares, qui balayaient les murs d'un rai de lumière blanche.
— Tu devrais faire une vidange, elle va te claquer entre les doigts.
— Ne t'inquiète pas, j'ai l'habitude qu'on me claque entre les doigts !
Susan se vautra dans son fauteuil et, passant ses jambes par la fenêtre, posa ses pieds sur le rétroviseur extérieur. Hormis les bruits mécaniques, l'habitacle était silencieux. Quand Thomas gara la Jeep devant chez lui, Susan resta immobile.
— Tu te souviens des rêves que tu faisais quand tu étais petit ? demanda-t-elle.
— J'ai déjà du mal avec ceux de la nuit dernière, répondit Thomas.
— Non, je te parle de ce que tu rêvais de devenir quand tu serais adulte.
— Oui, ça je m'en souviens, je voulais être médecin, je suis devenu logisticien dans un dispensaire. Dans la cible comme on dit, mais pas au centre !
— Moi, je voulais être peintre, pour dessiner le monde en couleur, et Philip voulait être pompier pour sauver les gens. Il est devenu créatif dans la publicité et moi j'œuvre dans l'humanitaire. On a dû se tromper quelque part tous les deux.
— Ce n'est pas le seul domaine où vous vous êtes trompés tous les deux.
— Ça veut dire quoi ça ?
— Tu parles beaucoup de lui, et chaque fois que tu prononces son nom, ta voix est nostalgique, ça laisse peu de place au doute.
— À quel doute ?
— Aux tiens ! Je crois que tu aimes cet homme et que ça te fiche une peur bleue.
— Viens, rentrons chez toi, je commence à avoir froid.
— Comment fais-tu pour avoir autant de courage pour les autres et si peu pour toi ?
Au petit matin elle quitta le lit sans faire de bruit et s'éclipsa sur la pointe des pieds.
Le mois de mars passa à la vitesse d'un éclair. Tous les soirs quand il quittait son bureau, Philip rejoignait Mary. En dormant chez elle ils économisaient dix précieuses minutes chaque matin. À la fin de la^ semaine ils changeaient de lit pour passer le week-end dans son atelier de SoHo qu'ils avaient rebaptisé « la maison de campagne ». Les premiers jours du mois d'avril frissonnaient aux vents du nord qui soufflaient sans discontinuer sur la ville. Les bourgeons des arbres n'étaient pas encore éclos, et seul le calendrier témoignait du début du printemps.
Bientôt Mary fut nommée journaliste au sein de la revue qui l'employait et elle considéra qu'il était temps pour eux de trouver un nouveau lieu qui abriterait leurs mobiliers respectifs et leur vie. Elle plongea dans les annonces à la recherche d'un appartement dans Midtown. Les loyers y seraient moins chers et cela serait plus pratique pour se rendre à leur travail.
Susan passait la plupart de son temps derrière le volant de la Jeep. De village en village elle assurait la distribution de semences et de denrées premières. La route l'emmenait parfois trop loin pour qu'elle puisse rentrer le soir et elle prit l'habitude d'entreprendre des périples de plusieurs jours, parcourant la piste jusqu'au plus profond de la vallée. Elle croisa par deux fois des troupes sandinistes qui se cachaient dans les montagnes. Elle ne les avait jamais vus venir si loin de leurs frontières. Le mois d'avril lui semblait ne devoir jamais finir. Même son corps trahissait la fatigue de cette vie. Le sommeil en la fuyant la poussait à sortir tous les soirs, et chaque matin devenait plus pénible. Un jour, après avoir chargé le 4 x 4 de dix sacs de farine de maïs, elle prit la route sous le soleil au zénith pour rendre visite à Alvarez. Elle arriva au milieu de l'après-midi. La voiture une fois vidée de sa cargaison, ils dînèrent dans sa maison. Il lui trouva mauvaise mine et lui proposa de venir se reposer quelques jours dans les montagnes. Elle promit d'y réfléchir, et prit le chemin du retour en début de soirée, déclinant l'invitation de passer la nuit au village. Incapable d'aller se coucher, elle dépassa sa maison et se rendit à la taverne encore ouverte à cette heure avancée.
En entrant dans le bar elle frotta énergiquement son jean et son pull, soulevant un voile de poussière et de terre séchée. Elle commanda un double verre d'alcool de canne à sucre.
L'homme derrière le comptoir s'empara de la bouteille qu'il posa devant elle. Il la dévisagea et fit glisser un godet en étain.
— Je te laisse te servir. Heureusement que tu as encore tes seins et tes cheveux longs, sinon on finirait par croire que tu es devenue un homme.
— Quel est le sens de cette remarque profonde ?
Il se pencha vers elle pour lui parler à voix basse, sentencieux mais se voulant complice.
— Tu es trop souvent en compagnie des hommes ou pas assez longtemps en compagnie du même, les gens d'ici commencent à parler à ton sujet.
— Et qu'est-ce qu'ils disent les gens d'ici ?
— Ne me parle pas sur ce ton Senora Blanca ! C'est pour toi que je murmure à voix haute ce que les autres clament à voix basse.
— Bien sûr, parce que quand vous promenez vos couilles au vent vous êtes des tombeurs, mais si on sort le bout d'un sein on est des putes. Tu sais, pour qu'un homme couche avec une femme, il faut qu'il y ait une femme justement.
— Ne blesse pas au cœur celles du village, c'est tout ce que je te dis !
— Pour beaucoup d'entre elles, s'il bat encore, leur cœur, c'est en partie grâce à moi, alors je les emmerde !
— Aucun d'entre nous ne t'a demandé la charité, personne ne t'a appelée au secours. Si tu ne veux pas être ici, rentre chez toi. Regarde-toi, tu ne ressembles plus à rien, quand je pense que c'est toi la Maestra qui enseigne aux enfants, je me demande bien ce qu'ils apprennent.
Le vieil homme accoudé au tablier de plomb lui fit un signe de la main pour qu'il se taise, les yeux de Susan témoignaient qu'il était allé trop loin. Le barman reprit la bouteille d'un geste énergique pour la ranger sur l'étagère ; le dos tourné il annonça que le verre était pour la maison. Le vieillard esquissa un sourire compatissant de toute la générosité de ses chicots, mais déjà elle avait fait demi-tour et s'était enfuie. Dehors, elle s'appuya à la balustrade et régurgita tout ce que son estomac pouvait contenir. Elle s'accroupit pour reprendre son souffle. Plus tard, sur la route qui la menait chez elle, elle leva son visage vers le ciel, comme pour y compter les étoiles, mais la tête lui tourna et elle dut s'arrêter à nouveau. Épuisée, elle suivit ses pieds jusqu'au perron de sa maison.
10 mai 1978, Philip,
Nous ne nous sommes pas beaucoup écrit cet hiver, il y a des périodes plus difficiles que d'autres. Je voudrais avoir de tes nouvelles, savoir comment va ta vie, si tu es heureux. Ton affiche est accrochée au-dessus de mon lit, j'ai reconnu la vue de Manhattan que nous allions contempler en haut des collines de Montclair. Il m'arrive d'y plonger mon regard jusqu'à imaginer qu'une des petites lumières est celle de la fenêtre de ta chambre. Tu es en train d'y travailler à un dessin. Tu passes ta main dans tes cheveux ébouriffés comme tu le faisais toujours, et tu mâches ton crayon, toi tu ne changes jamais. Cela me touche de voir l'image d'un moment de notre enfance. Je suis vraiment quelqu'un de bizarre. Tu me manques et j'ai tellement de mal à l'admettre. Tu crois qu'aimer peut faire peur au point de pousser à fuir ?