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Elle s'était faufilée derrière la grande table d'où elle le regardait rehausser les contours d'une esquisse ; elle l'abandonna pour mieux examiner la pièce. Ses yeux s'arrêtèrent sur la photographie de Susan qu'elle contempla longuement. Elle n'avait jamais vu sa mère aussi jeune et n'avait jamais constaté la ressemblance qui se dessinait au fil du temps.

— Tu crois qu'un jour je serai plus vieille qu'elle ?

Philip leva la tête de son dessin.

— Elle avait vingt ans sur cette photo, je l'ai prise au parc la veille de son départ. J'étais son meilleur ami tu sais. C'est moi qui à ton âge lui avais offert la médaille qu'elle portait toujours autour du cou, tu peux la distinguer si tu regardes de plus près. Nous n'avions aucun secret l'un pour l'autre.

Arrogante, Lisa le dévisagea.

— Tu savais que j'étais née ?

Et elle sortit sans rien dire. Philip resta les yeux rivés quelques instants sur l'embrasure de la porte avant de détourner son regard vers le coffret qui contenait les lettres de Susan. Il posa sa main sur le couvercle, hésita et renonça à l'ouvrir. Il sourit tristement au cadre perché sur l'étagère et reprit son fusain.

Lisa descendit dans la salle de bains et ouvrit le placard qui contenait les produits de beauté de Mary. Elle saisit le flacon de parfum, appuya sur le pulvérisateur et huma dans l'air les effluves de vétiver. Elle fit la grimace, reposa la fiole et quitta la pièce. La visite suivante fut pour la chambre de Thomas, qui ne présentait aucun intérêt. Le coffre ne contenait que des jouets de garçon. Le fusil accroché au mur la fit frissonner, y avait-il ici aussi des soldats qui pouvaient venir brûler les maisons et tuer ceux qui y vivaient ? Quel était le danger dans une ville dont les clôtures n'étaient pas piétinées, dont les murs ne comportaient aucune trace de balles ?

Mary achevait de préparer le dîner et ils étaient assis à la table de la cuisine. Thomas qui avait été servi en premier traçait avec sa fourchette une route à deux voies dans sa purée. Il avait placé les petits pois de façon à former un convoi qui empruntait la bretelle d'accès au garage imaginé sous la tranche de jambon. Un à un ses camions verts contournaient méthodiquement le cornichon qui en soutenait la voûte, la difficulté de l'exercice consistait à éviter la forêt d'épinards, lieu de tous les dangers. Sur son set de table en papier Philip esquissait le visage de Mary au fusain, sur le sien Lisa croquait Philip en train de dessiner.

Le mercredi il l'emmena faire des courses au supermarché. Lisa n'avait jamais rien connu de pareil. Il y avait dans cette enceinte plus de nourriture qu'elle n'en avait jamais vu dans son village.

Toutes les sorties de la semaine furent prétextes à découvrir les originalités de cet univers que sa mère lui décrivait parfois comme « le pays d'avant » ; Lisa enthousiaste, parfois jalouse et apeurée, se demandait comment elle pourrait apporter des morceaux de ce monde à ceux qu'elle retrouverait chez elle, dans ces ruelles de poussière qui lui manquaient terriblement.

En cherchant le sommeil elle laissait venir à elle des images qui la réconfortaient : la petite rue de terre qui séparait sa maison de l'hospice que sa mère avait fait construire ou encore les regards chaleureux des villageois qui la saluaient toujours sur son passage. L'électricien, qui ne voulait jamais accepter d'argent de sa mère, s'appelait Manuel. Elle se souvenait de la voix de la maîtresse qui venait une fois par semaine leur faire l'école au dépôt alimentaire, la Senora Cazalès. Elle leur apportait toujours des photos d'animaux incroyables. Elle sombra dans les bras d'Enrique, l'homme à la charrette, le transporteur comme tout le monde se plaisait à l'appeler.

Dans son rêve elle entendit les sabots de son âne frapper la terre sèche, elle le suivit jusqu'à la ferme, traversa les champs de colza dont les hautes tiges jaunes la protégeaient du soleil brûlant, elle arriva ainsi jusqu'à l'église. Les portes restaient entrebâillées depuis qu'une pluie en avait distordu les chambranles. Elle avança vers l'autel, de chaque côté les villageois la regardaient en souriant. Au premier rang sa mère la prit dans ses bras et la serra contre elle.

Le parfum de sa peau où à la sueur se mêlait l'odeur du savon pénétra ses narines. La lumière baissa progressivement, comme si le jour se couchait trop vite, le ciel s'obscurcit soudainement. Nimbé d'une clarté opaline, l'âne entra dans l'église, avec majesté contempla l'assemblée, l'air accablé. L'orage éclata brutalement, faisant entrer les murs de l'abbatiale en résonance. Le grondement sourd de l'eau qui dévalait de la montagne se fit entendre, les paysans s'agenouillèrent, tête baissée, joignant leurs mains pour supplier encore plus fort. Elle eut du mal à tourner son visage, comme si le poids de l'air retenait ses mouvements. Les deux battants de bois volèrent en éclats et le torrent pénétra dans la nef. L'âne fut soulevé de terre, il tenta désespérément de maintenir ses naseaux au-dessus des flots et poussa un ultime braiment avant d'être englouti. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, Philip était à côté d'elle et lui tenait la main. Il caressait ses cheveux, lui murmurait ces douces admonestations par lesquelles on voudrait imposer le silence aux enfants quand seuls les cris pourraient les libérer de leur peur. Mais quel adulte se souvient de ces frayeurs-là ?

Elle s'assit brusquement dans son lit et se frotta le front pour en ôter les perles qui s'y étaient formées.

— Pourquoi maman n'est-elle pas revenue avec moi ? À quoi ça sert mes cauchemars si elle ne se réveille pas elle aussi ?

Philip voulut la prendre dans ses bras, mais elle s'y refusa.

— Il faut du temps, dit-il, tu verras, juste un peu de temps et tout ira mieux.

Il resta auprès d'elle jusqu'à ce qu'elle se rendorme. En retournant dans sa chambre il n'alluma pas la lumière pour ne pas réveiller Mary. Il chercha son lit à tâtons, et se glissa sous les draps.

— Qu'est-ce que tu faisais ?

— Arrête, Mary !

— Mais qu'est-ce que j'ai dit ?

— Rien justement !

Ce samedi ressemblait à s'y méprendre au précédent, la pluie lancinante était revenue frapper aux vitres de la maison. Philip s'était enfermé dans son bureau. Dans le salon, Thomas exterminait quelques extraterrestres en forme de demi-citrouilles qui descendaient le long de l'écran de télévision. Assise dans la cuisine, Mary tournait les pages d'un magazine. Elle dirigea son regard vers l'escalier dont les marches disparaissaient dans la pénombre de l'étage; au travers des portes coulissantes du salon elle devina le dos de son fils penché sur son jeu.

Elle contempla Lisa qui dessinait en face d'elle. Tournant son visage vers la fenêtre, elle se sentit cernée par la tristesse du ciel dans cet après-midi morne et silencieux. Lisa releva la tête et surprit le chagrin qui coulait sur les joues de Mary. Elle la scruta ainsi quelques instants et la colère qui l'envahit vint déformer son visage de petite fille. Elle sauta aussitôt de la chaise où elle était perchée et se dirigea d'un pas déterminé vers le réfrigérateur qu'elle ouvrit brusquement. Elle prit des œufs, une bouteille de lait et claqua le battant. Elle s'empara d'un bol dans lequel elle commença à fouetter son mélange avec une vigueur qui étonna Mary. Elle ajouta de la même façon et sans aucune hésitation, sucre, farine et autres ingrédients qu'elle saisissait un à un sur les étagères.

— Qu'est-ce que tu fais ?

L'enfant fixa Mary droit dans les yeux, sa lèvre inférieure tremblait.

— Dans mon pays il pleut, mais pas des pluies comme ici, des vraies, qui tombent pendant tellement de jours qu'on ne peut plus les compter. Et la pluie chez nous, elle est si forte qu'elle finit toujours par trouver son chemin pour entrer sous ton toit, et elle coule à l'intérieur de ta maison. Elle est intelligente la pluie, c'est maman qui me l'a dit, toi tu ne le sais pas, mais il lui en faut encore plus, toujours plus.