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Mary serra le poignet de son mari.

— Mais tais-toi ! Tu n'as aucun droit de lui dire des choses pareilles ! Ce n'est pas à Susan que tu es en train de parler, t'en rends-tu seulement compte ?

Philip sortit de la voiture en claquant la portière. Mary s'était retournée vers Lisa et passait sa main sur son visage aux yeux rougis par des larmes de peur, d'une voix douce et franche elle la consolait.

— Moi je suis fière de toi. Ce que tu veux faire de ta vie demandera beaucoup de courage.

Tu ressembles déjà à ta mère et tu as toutes les raisons du monde de le vouloir, parce que c'était une femme remarquable.

Après un court silence elle ajouta :

— Tu as beaucoup de chance, j'aurais tellement voulu à ton âge admirer mes parents au point de vouloir être comme eux.

Mary klaxonna avec insistance jusqu'à ce que Philip reprenne le volant. Elle lui demanda aussitôt de démarrer, le ton qu'elle avait emprunté ne laissait aucune place à la discussion.

Elle posa à nouveau son visage contre la vitre, une humeur sombre traversa ses yeux.

À l'école, Philip ne participa à aucune attraction, refusa de s'asseoir au moment de la remise des prix et ne dit mot au cours du repas, pas plus que pendant le reste de l'après-midi. Il n'adressa aucun regard à Lisa, refusant même la main qu'elle lui tendit en signe de paix à la fin du déjeuner. Mary tenta de le faire sourire avec ses haussements de sourcils, sans succès.

Elle trouvait son attitude puérile. Elle en fit la remarque à Thomas et passa le reste de son temps à s'occuper de Lisa dont elle savait que la journée était gâchée. Sur le chemin du retour l'ambiance contrastait fortement avec celle de la fête qui venait de s'achever.

En entrant dans la maison, Philip monta aussitôt s'enfermer dans son bureau. Mary dîna en compagnie des enfants dans une atmosphère étouffée. Après les avoir bordés, elle alla se coucher seule, exhalant un profond soupir en remontant le drap sur ses épaules. Au matin, quand elle ouvrit les yeux, le lit était vide. Sur la table de la cuisine elle trouva un petit mot, il était parti travailler au bureau et rentrerait tard le soir, il ne fallait pas l'attendre.

Elle prépara le petit déjeuner et s'apprêta à affronter un étrange week-end. Au milieu de l'après-midi, elle sortit pour aller faire quelques courses, laissant les deux enfants regarder la télévision.

Dans le supermarché elle sentit monter en elle une sensation de solitude ; elle refusa de se laisser gagner par l'émotion, et fit rapidement l'inventaire de sa vie : ceux qu'elle aimait étaient en bonne santé, elle avait un toit sur la tête, et un mari qui ne se mettait presque jamais en colère, pas de quoi sombrer dans la déprime d'un de ces satanés dimanches.

Elle se rendit compte qu'elle parlait toute seule quand une vieille dame passant près d'elle lui demanda ce qu'elle cherchait. Mary lui répondit en souriant : « De quoi faire des crêpes. »

Elle poussa son caddie et se dirigea vers le rayon des sucres et farines. Elle était rentrée vers 18 heures, les bras trop lourdement chargés, parce qu'elle rapiéçait souvent d'une frénésie d'achats ses griffures au cœur. Elle avait posé les paquets sur la table de la cuisine et s'était retournée vers Thomas qui jouait dans le salon.

— Vous avez été sages ?

Le petit garçon acquiesça d'un mouvement de la tête. Mary commença à déballer ses courses.

— Lisa est dans sa chambre ? reprit-elle. Absorbé dans son jeu Thomas ne lui répondit pas.

— Je t'ai posé une question, au cas où tu ne l'aurais pas remarqué ?

— Mais non, elle est avec toi !

— Comment ça, elle est avec moi ?

— Elle est sortie, il y a deux heures, et elle a dit : Je vais voir maman !

Mary lâcha aussitôt les fruits qu'elle tenait dans ses mains et saisit son fils par les épaules.

— Comment a-t-elle dit cela ?

— Tu me fais mal maman ! Comme je viens de le dire, elle est juste sortie en disant qu'elle allait te rejoindre.

La voix de Mary trahissait son inquiétude. Elle relâcha la pression qu'elle exerçait sur lui.

— Est-ce qu'elle avait un sac avec elle ?

— Franchement je n'ai pas regardé. Qu'est-ce qu'il y a maman ?

Continue à jouer, je reviens ! Elle gravit les marches de l'escalier en toute hâte, entra dans la chambre de Lisa, et chercha le lapin-tirelire qui trônait d'ordinaire sur l'étagère en bois blanc.

Vide, il reposait sur le bureau. Se mordant la lèvre inférieure, Mary se précipita dans sa chambre, plongea sur le lit pour saisir le téléphone et composa aussitôt le numéro de Philip qui ne répondit pas. Elle se souvint que c'était le week-end et recomposa nerveusement le numéro de sa ligne directe ; il décrocha à la quatrième sonnerie.

— Il faut que tu rentres tout de suite à la maison, Lisa a fait une fugue, je téléphone au commissariat.

Philip se gara derrière une voiture de la police de Montclair. Il remonta l'allée en courant.

Chez eux, il trouva Mary assise sur le canapé du salon auprès de l'officier Miller qui prenait des notes.

Le policier lui demanda s'il était le père de la petite. Philip adressa un regard à Mary et acquiesça d'un signe de tête. Le détective l'invita à se joindre à leur conversation. Pendant dix longues minutes il les interrogea sur ce qui à leur sens pouvait avoir été à l'origine de la fugue. Avait-elle un petit ami, avait-elle rompu récemment avec lui, y avait-il eu dans son comportement des signes avant-coureurs de ce geste ?

Exaspéré Philip se leva. Ils n'allaient pas retrouver sa fille en jouant au jeu des questions et des réponses, elle n'était pas cachée dans le salon et ils avaient perdu assez de temps comme cela. Il clama qu'au moins une personne allait partir à sa recherche et sortit en claquant la porte. Le policier resta interloqué. Mary lui raconta alors la situation particulière de Lisa, et confia que son mari avait eu une altercation avec elle la veille, que c'était la première depuis que l'enfant était arrivée dans leur vie. Elle ne mentionna pas les propos qu'elle avait tenus à Lisa dans la voiture. Elle les avait voulus apaisants et redoutait désormais qu'ils n'aient provoqué le départ de l'adolescente.

L'inspecteur rangea son carnet et prit congé, invitant Mary à passer à son bureau. Il tenta de la rassurer : au pire la jeune fille dormirait dehors et reviendrait au petit matin, les fugues se soldaient généralement comme cela.

La nuit s'annonçait longue. Philip rentra bredouille, la voix nouée, pour retrouver sa femme assise à la table de la cuisine. Il prit ses mains dans les siennes en murmurant son désarroi. Il posa sa tête sur son épaule, l'embrassa et monta se réfugier dans son bureau. Mary le suivit du regard. Elle grimpa à son tour les escaliers et entra sans frapper.

— Je sens bien que tu n'arrives pas à maîtriser cette situation, et je peux le comprendre. Mais il va bien falloir que l'un de nous deux en soit capable. Tu vas rester ici, tu feras dîner Thomas et tu répondras au téléphone. S'il se passe quoi que ce soit, tu m'appelles immédiatement sur la ligne de la voiture, je vais aller voir où ils en sont.

Elle ne lui laissa pas le temps d'argumenter ; de la lucarne de son bureau il la vit redescendre l'allée en courant, la voiture disparut au coin de la rue.

La mine de Miller n'augurait rien de bon ; assise face à lui, elle ressentit une violente envie de fumer quand il alluma sa cigarette. Plusieurs patrouilles avaient inspecté les différents lieux de la ville où les jeunes avaient l'habitude de se regrouper, les quelques amis de Lisa avaient été interrogés, et la police pensait maintenant qu'elle avait pris un train ou un car pour rejoindre Manhattan. L'inspecteur Miller avait déjà envoyé un fax au central du Port Authority 9 de New York qui retransmettrait l'avis de fugue dans tous les Precincts 10 de la ville.