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— Non, c'est plutôt à cause de moi. Je crois que je ne lui ai pas fait une vie très facile.

— Tu l'aimes ?

— Mais évidemment, comment peux-tu poser cette question ?

— Parce que tu ne le dis jamais. Mary accusa le coup.

— Ne reste pas là comme ça, va nous préparer deux sandwichs, je monte me changer et je redescends dîner avec toi. Tu sais où est ton père ?

— Il est parti au commissariat, il sera là dans une heure.

— Alors fais-en trois... non, quatre !

Elle gravit à nouveau les marches, prenant appui sur la rampe, et continua ainsi jusqu'au bureau de Philip.

La pièce était plongée dans la pénombre, elle effleura la lampe posée sur le bureau, il suffisait d'en toucher du bout du doigt la structure métallique pour l'allumer.

Elle se dirigea vers l'étagère et prit le petit cadre qu'elle approcha de son visage. Sur le cliché Susan rayonnait d'un sourire qui appartenait au passé. D'une voix feutrée, Mary se mit à lui parler :

— J'ai besoin de toi. Tu vois, je suis là comme une conne au milieu de cette pièce, et je ne me suis jamais sentie aussi seule de ma vie. Je suis venue te demander de l'aide. Parce que de là où tu es, toi tu la vois sûrement. Tu sais, je ne peux pas tout faire toute seule. Je comprends bien ce que tu dois penser, mais il ne fallait pas me l'envoyer si tu ne voulais pas que je m'attache autant à elle. Je te demande juste de me laisser le droit de continuer à l'aimer. Aide-moi sans crainte puisque tu seras toujours sa mère, je t'en fais le serment. Envoie-moi un signe, un tout petit signe de rien du tout, un petit coup de pouce, tu peux bien faire ça non ?

Et les larmes qu'elle avait retenues ruisselèrent le long de ses joues. Assise dans le fauteuil de son mari, la photo de Susan collée contre sa poitrine, elle posa son front sur le bureau. Quand elle releva la tête, elle contempla songeuse le petit coffre en bois qui régnait au milieu de la table ; la clé était juste à côté. Elle se leva d'un bond et dévala l'escalier.

Sur le pas de la porte d'entrée, elle dit à Thomas :

— Tu ne sors pas d'ici, tu manges ton sandwich en regardant la télé et, lorsque papa rentre, tu lui dis que je lui téléphonerai un peu plus tard, et surtout tu n'ouvres à personne, tu as compris ?

— Je peux savoir ce qui se passe ?

— Plus tard chéri, là je n'ai vraiment pas le temps, fais simplement ce que je te dis, je te promets qu'on rattrapera le temps perdu.

Elle se précipita dans sa voiture et inséra fébrilement la clé de contact ; le moteur se mit à tourner. Elle roulait à vive allure, dépassait tout ce qui se trouvait devant elle, tantôt par la droite tantôt par la gauche, provoquant derrière elle des huées de klaxons dont elle se moquait éperdu-ment. Dans sa poitrine elle sentait son cœur s'emballer à tout rompre, et plus les secondes s'égrenaient plus elle accélérait ; elle faillit faire une embardée mais réussit à se maintenir dans l'axe de la sortie n° 47. Dix minutes plus tard elle abandonnait sa voiture le long d'un trottoir. Elle ne répondit pas au policier qui l'interpellait et se rua à l'intérieur du bâtiment. Elle courut aussi vite que possible, gravit haletante les marches d'un escalier en colimaçon. Au bout d'un couloir, elle s'arrêta devant une porte, au travers du hublot rond elle contempla la salle, juste le temps de reprendre son souffle, puis lentement, elle poussa le battant.

Au fond du bar du terminal n° 1 de l'aéroport de Newark, seule à une table, une jeune fille de quatorze ans regardait par la baie vitrée qui donnait sur les pistes.

Mary remonta lentement la travée et s'assit face à elle. Lisa avait senti sa présence, mais elle maintenait ses yeux rivés sur les avions. Sans dire un mot, Mary posa alors sa main sur la sienne, la laissant à son silence, et sans se détourner Lisa dit:

— Alors c'est d'ici que maman est partie ?

— Oui, chuchota Mary, c'est d'ici. Regarde-moi, juste un instant, j'ai quelque chose d'important à te dire.

Lisa tourna lentement la tête et plongea ses yeux dans ceux de Mary.

— Quand je t'ai vue la première fois dans tes habits trempés et trop petits pour toi, avec ton sac et ton ballon, je n'imaginais pas qu'une si petite fille allait prendre autant de place dans mon cœur. Je croyais n'avoir jamais eu aussi peur de ma vie, jusqu'à aujourd'hui. Je voudrais que nous échangions une promesse, un secret entre nous. N'essaie plus de partir, et le jour de ta graduation 11 , quand tu auras dix-neuf ans, si ce « là-bas » est toujours ton chez-toi, si tu veux toujours repartir, alors c'est moi qui te conduirai dans cet aéroport, je t'en fais le serment. Tu étais ici tout ce temps sans que personne ne te remarque ?

Les traits de Lisa se détendirent et un sourire timide se dessina à la commissure de ses lèvres.

— Non. On rentre maintenant ? dit-elle de sa petite voix.

Elles se levèrent, Mary abandonna quelques dollars sur la table et elles sortirent toutes les deux du bar. En arrivant sur le trottoir, Mary jeta par-dessus son épaule la contravention qu'elle venait de trouver sur son pare-brise. Lisa lui posa une question :

— Tu es qui pour moi ?

Mary hésita un instant et répondit :

— Je suis ton paradoxe.

— C'est quoi le paradoxe ?

— Ce soir, quand tu seras couchée, je t'expliquerai. Là, j'ai un peu peur de mes yeux et tu n'es pas équipée pour faire des crêpes dans la voiture !

Sur le combiné fixé au tableau de bord, elle composa le numéro de chez elle, Philip décrocha aussitôt.

— Elle est avec moi, nous rentrons à la maison, je t'aime.

Elle appela ensuite un inspecteur de police qui dans quelques jours remplirait sa demande de mutation à la criminelle de San Francisco ; la ville était vraiment belle, disait-on, il le savait d'une certaine Nathalia qui y travaillait déjà.

Quand ils rentrèrent à la maison, Thomas se précipita sur Lisa, elle le serra dans ses bras, les

] deux adultes la rejoignirent avec une assiette de j fruits. Elle n'avait pas faim, elle était fatiguée et ' voulait dormir.

Dans la chambre, Mary s'assit au bord du lit et lui caressa longuement les cheveux. Elle l'embrassa sur le front et quand elle s'apprêta à sortir de la pièce elle l'entendit lui demander pour la seconde fois de la journée :

— C'est quoi le paradoxe ?

La main sur la poignée de la porte, Mary esquissa un sourire chargé d'émotion.

— Le paradoxe, c'est que je ne serai jamais ta mère, mais toi tu seras toujours ma fille. Dors maintenant, tout va bien.

9.

Il n'y eut pas de camp de vacances cet été-là. Philip, Mary, Lisa et Thomas louèrent la même maison dans les Hamptons. La saison estivale rapprocha tout le monde et de parties de bateau en barbecues, les rires et la joie de vivre avaient enfin fleuri dans leur vie commune.

Dès la rentrée, Lisa aborda sa scolarité avec une attitude nouvelle que le bulletin de classe de la fin du premier semestre traduirait explicitement. Thomas prenait un peu plus de distance avec sa sœur, l'adolescence les séparait provisoirement.

A Noël Mary expliqua à Lisa que ce qui venait de lui arriver était normal, ce sang-là n'était en rien celui d'une lutte de son corps contre une quelconque peur. Elle était simplement en train de devenir une femme, et cela n'aurait rien de simple.

En janvier, Mary organisa une grande soirée pour célébrer les sweet sixteen 12 de Lisa, et, cette fois, toute sa classe répondit à l'invitation. Au printemps suivant, elle soupçonna l'existence d'un flirt dans la vie de Lisa, et lui fit une leçon approfondie sur toutes les particularités de la féminité. Lisa accorda peu d'importance aux détails physiques, mais elle tendit une oreille attentive à ce qui touchait aux couleurs des sentiments. L'art de la séduction la fascinait au point de donner lieu à de multiples conversations entre elles. Pour la première fois c'était Lisa qui les provoquait. Avide d'explications, elle recherchait la compagnie de Mary qui, réjouie de ce prétexte, distillait ses réponses avec parcimonie.