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— Nous avions reçu un avis de tempête tropicale et la montagne était trop dangereuse pour une petite fille de ton âge. Tu te souviens, je t'avais raconté que j'avais failli y mourir au cours d'un orage ? Alors je suis descendue dans la vallée te confier à l'équipe du camp de Sula, pour te mettre à l'abri du danger. Je ne pouvais pas laisser les gens du hameau seuls.

— Mais moi tu le pouvais !

— Mais tu n'étais pas seule ! Lisa se mit à hurler.

— Si ! Sans toi j'étais bien plus que seule, comme dans le pire des cauchemars, à en crever parce que ton cœur va exploser dans ta poitrine.

— Ma petite fille, je t'ai prise dans mes bras, je t'ai embrassée et je suis remontée. Au milieu de la nuit Rolando est venu me réveiller. Des pluies diluviennes s'abattaient sur nous et les maisons commençaient déjà à vaciller. Tu te souviens de Rolando Alvarez, le chef du village?

— Je me suis souvenue de l'odeur de la terre, de chaque tronc d'arbre, de la couleur de toutes les portes des maisons parce que la moindre parcelle de ces souvenirs était tout ce qui me restait de toi, tu peux le comprendre cela, ça peut t'aider à deviner l'ampleur de ce vide que tu as laissé ?

— Nous avons conduit les villageois jusqu'au sommet, sous une pluie battante. Au cours du voyage, dans l'obscurité, Rolando a glissé le long de la paroi, je me suis jetée à terre pour le retenir, et je me suis cassé la cheville. Il s'est agrippé à moi, mais son poids était trop important.

— Moi aussi j'étais trop lourde à porter pour toi ? Si tu savais comme je t'en veux !

— Dans la lumière d'un éclair je l'ai vu sourire, « Occupe-toi d'eux dona, je compte sur toi »

ont été ses derniers mots. Il a lâché ma main pour ne pas m'entraîner avec lui dans le ravin.

— Ton bel Alvarez ne t'avait pas demandé de t'occuper un tout petit peu de ta propre fille dans toute cette sublime dévotion, pour qu'elle aussi puisse un peu compter sur toi ?

Le ton de Susan monta brutalement.

— Il était comme mon père Lisa, comme celui que ma vie m'a enlevé !

— C'est toi qui oses me dire une chose pareille ? Tu ne manques pas d'air ! C'est à moi que tu as fait payer l'addition de ton enfance. Mais qu'est ce que je t'avais fait maman ? À part t'aimer, dis-moi bon sang ce que je t'avais fait ?

— Au petit matin, la route avait disparu avec le flanc de la montagne. J'ai survécu plus de deux semaines sans aucune communication possible avec le monde extérieur. Les débris que la coulée de boue avait charriés jusque dans la vallée nous avaient tous laissés pour morts auprès des autorités qui n'ont envoyé aucun secours. Alors je me suis occupée de tous ceux qui ont peuplé ton enfance, j'ai géré l'urgence, celle des blessés, des femmes et des enfants au bord de l'épuisement et qu'il fallait aider à survivre.

— Mais plus jamais de ta petite fille qui t'attendait terrorisée dans la vallée.

— Dès que j'ai pu redescendre, je suis partie immédiatement à ta recherche, il m'a fallu cinq jours de plus pour arriver. Quand j'ai enfin atteint le campement, tu étais déjà partie. J'avais laissé des instructions précises à la femme de Thomas, qui gérait le dispensaire de la Ceïba.

S'il m'arrivait quelque chose, ils devaient te conduire auprès de Philip. En arrivant, j'ai appris que tu étais encore à Tegucigalpa, que tu ne partirais que le soir pour Miami.

— Alors, pourquoi tu n'es pas venue me chercher ? cria Lisa, redoublant de violence.

— Mais je l'ai fait ! J'ai aussitôt sauté dans un car. Et puis en chemin, j'ai pensé au voyage que tu allais entreprendre, à sa destination, à la destinée tout court Lisa. Tu t'envolais vers une maison dont tu partirais le matin pour étudier dans une vraie école avec la promesse d'un vrai futur. Le destin m'a demandé de choisir immédiatement pour toi, parce que sans que je l'aie provoqué, tu étais en route pour une autre enfance, dont les paysages ne seraient plus ceux de la mort, de la solitude et de la misère.

— La misère pour moi c'était que ma mère ! n'était plus là pour me prendre dans ses bras quand j'avais besoin d'elle ; la solitude, tu n'as fpas idée de celle que j'ai vécue les premières années passées sans toi ; la mort c'était la peur d'oublier ton odeur ; dès qu'il pleuvait je sortais en cachette pour ramasser de la terre humide et la sentir, pour me souvenir des odeurs de « là-bas », j'avais tellement peur d'oublier celle de ta peau.

— Je t'ai laissée partir pour une vie nouvelle au sein d'une vraie famille, dans une ville où une crise d'appendicite ne risquait pas de te tuer parce que l'hôpital serait trop loin, où tu pourrais apprendre dans des livres, t'habiller d'autre chose que de vêtements rapiécés pour mieux les agrandir au fur et à mesure que tu poussais, où il y aurait des réponses à toutes les questions que tu me posais, où tu n'aurais plus jamais peur de la pluie quand elle tombe la nuit, et moi qu'un orage t'emporte pour toujours.

— Mais tu avais oublié la plus grande peur de toutes, celle d'être sans toi, j'avais neuf ans maman ! Je me suis tant de fois mordu la langue.

— C'était ta chance à toi, mon amour, pas la mienne, et mon seul remords était de laisser derrière toi une mère qui n'a jamais vraiment pu, ou vraiment su en être une.

— C'était de m'aimer dont tu avais si peur maman ?

— Si tu savais comme ce choix a été difficile.

— Pour toi ou pour moi ?

Susan recula pour regarder Lisa dont la colère se muait en tristesse. La pluie qui était entrée dans sa tête ruisselait abondamment sur ses joues.

— Pour nous deux je suppose. Tu comprendras plus tard Lisa, mais en te découvrant sur cette prestigieuse estrade, si belle dans ta robe de cérémonie, en voyant ceux qui sont désormais ta famille assis au premier rang, j'ai compris que pour moi, la paix et la tristesse pouvaient être sœurs, au moins l'instant d'une réponse que j'ai enfin trouvée.

— Papa et Mary savaient que tu étais en vie ?

— Non, pas jusqu'à hier. Je n'aurais pas dû venir, je n'en avais probablement plus le droit, mais j'étais là, comme chaque année pour t'apercevoir derrière les grilles de ton école, quelques minutes seulement, sans que tu ne le saches jamais, juste pour te voir.

— Moi, je n'ai pas eu ce privilège de savoir, pour quelques secondes au moins, que tu étais en vie. Qu'en as tu fait de cette vie maman ?

— Je ne regrette pas Lisa, elle n'a pas été facile, mais je l'ai vécue et j'en suis fière, la tienne sera différente. J'ai commis mes erreurs, mais je les assume.

Le barman mexicain vint déposer devant Susan une coupe qui contenait deux boules de glace à la vanille, recouvertes de chocolat chaud saupoudré d'amandes effilées, le tout copieusement arrosé de caramel liquide.

— Je l'avais commandé avant que tu n'entres. Il faut que tu goûtes ça, dit Susan, c'est le meilleur dessert du monde !

— Je n'ai pas faim.

Dans le hall du terminal, Philip n'en finissait plus de faire les cent pas. Rongé par l'inquiétude, il ressortait parfois sur le trottoir, restant toujours dans l'axe des portes automatiques. Trempé par la pluie, il revenait alors auprès du grand escalator, taquinant les premières marches d'une incessante ronde d'impatience.

Susan et Lisa commençaient à s'entendre. Elles continuèrent ainsi, plongeant à coups de griffes dans le passé, dans l'intimité d'un long moment hors du temps où les chagrins de Lisa et de Susan se fondaient dans le même espoir inavoué que tout ne serait peut-être pas trop tard. Susan commanda une nouvelle glace que Lisa finit par goûter.

— Tu voulais que je reparte avec toi ? C'est

pour cela qu'ils m'ont amenée ici ?

— C'est à Philip que j'avais donné rendez-vous !