— Mais qu'est-ce qu'ils ont, bordel !
— Seňora, dit Juan, ce que vous apportez n'a pas de prix pour ces gens-là, ils attendent ce que vous leur en demanderez et ils savent qu'ils n'ont rien à vous donner en échange.
— Eh bien dis-leur que la seule chose que je leur demande c'est de nous aider à décharger !
— C'est un peu plus compliqué que cela.
— Et pour faire simple, on fait comment ?
— Mettez votre brassard du Peace Corps, ramassez une des couvertures que vous venez de jeter par terre et allez la mettre sur les épaules de celle qui a fait le signe de croix tout à l'heure.
En déposant le plaid sur le dos de la femme, elle la regarda au fond des yeux et dit en espagnol : « Je suis venue vous remettre ce que l'on aurait dû vous apporter depuis longtemps, pardonnez-moi d'arriver si tard. »
Teresa la prit dans ses bras et l'embrassa sur les joues. Dans un mouvement de liesse les hommes se ruèrent vers le camion et le vidèrent de son contenu. Juan et Susan furent conviés à dîner avec tous les gens du village. La nuit était tombée, un grand feu avait été allumé et un repas frugal fut servi.
Au cours de la soirée un petit garçon s'était approché dans son dos. Susan sentit sa présence, elle se retourna et lui sourit mais il s'enfuit aussitôt. Il réapparut un peu plus tard, se rapprochant un peu plus. Nouveau clin d'œil et il s'enfuit encore. Le manège se reproduisit plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il soit tout près d'elle. Elle le regarda immobile sans lui parler.
Sous l'épaisse crasse qui maculait son visage elle distingua la beauté de ses yeux aux prunelles noir de jais.
Elle lui tendit la main, la paume tournée vers le ciel. Les yeux de l'enfant hésitaient entre le visage et la main et ses doigts vinrent timidement agripper l'index de Susan. Il lui fit signe de se taire et elle sentit la traction du petit bras qui voulait l'entraîner. Elle se leva et se laissa guider au travers des passages étroits qui séparaient les maisons les unes des autres. Il s'arrêta derrière une palissade et d'un doigt qu'il posa sur sa bouche lui intima de ne pas faire de bruit, de se mettre à genoux pour être à sa hauteur. Il désigna un trou dans les canisses où il plaqua son œil pour lui montrer l'exemple. Dès qu'il recula, elle s'avança pour voir ce qui avait pu pousser ce petit bonhomme à réunir tant de forces pour affronter sa peur et à la conduire jusqu'ici.
... J'ai découvert une petite fille de cinq ans en train de mourir tellement sa jambe était gangrenée. Quand une partie de son village fut emportée par un fleuve de boue, alors qu'il dérivait accroché à un tronc d'arbre, un homme cherchant désespérément sa fille qui avait disparu a vu son petit bras émerger des flots. Réussissant à l'arracher à la mort, il a serré le corps de l'enfant contre lui. Ils ont tous deux dévalé des kilomètres dans le noir, luttant pour garder la tête à l'air libre dans le vacarme assourdissant des tourbillons qui les entraînaient sans relâche, jusqu 'au bout de ses forces, jusqu 'à en perdre conscience. Au lever du jour, quand il s'est éveillé, elle était à côté de lui. Ils étaient blessés mais vivants, à un détail près : ce n'était pas sa fille qu'il avait sauvée. Il n'a jamais retrouvé le corps de son propre enfant.
Au terme d'une nuit de palabres il a accepté de nous la confier, je n 'étais pas certaine au
'elle survivrait au trajet mais là-haut il ne lui restait que quelques jours à vivre. Je lui ai promis que je reviendrais avec elle dans un mois ou deux, avec le camion plein de vivres, alors il a consenti au sacrifice, pour les autres je pense. Et même si ma cause était juste je me suis sentie si sale dans son regard. Je suis de retour à San Pedro, la petite est toujours entre la vie et la mort, moi je suis vidée. Pour ta gouverne Juan est mon assistant, qu'est-ce que c'est que ce sous-entendu à la con ! Je ne suis pas en camp de vacances au Canada II! Je t'embrasse quand même.
Susan
P.-S. : Puisque nous nous sommes juré de toujours nous dire la vérité, il faut que je t'avoue quelque chose : New York et toi, vous me faites chier avec votre histoire de clodos !
La lettre qu'elle reçut de Philip arriva bien après ; il l'avait pourtant écrite avant de recevoir la sienne.
10 mai 1975, Susan,
Moi aussi j'ai tardé à te répondre, j'ai travaillé comme un dingue, je viens de passer mes partiels. La ville reprend ses couleurs de mai et le vert lui va bien. Dimanche je suis allé avec des amis marcher dans Central Park. Les premières étreintes sur les pelouses annoncent enfin l'installation du printemps. Je monte sur le toit de l'immeuble et je dessine en regardant le quartier qui s'étend à mes pieds. J'aimerais que tu sois là. J'ai décroché un stage cet été dans une agence de publicité. Parle-moi de tes journées, où es-tu ? Écris-moi vite, quand je reste longtemps sans nouvelles je me fais du souci. À très vite, je t'aime.
Philip
Au fond de la vallée elle vit les premières lumières de l'aube percer l'obscurité de la nuit.
Bientôt, le soleil fit briller la piste. Elle s'étendait comme un long trait, traversant les immenses pacages encore humides de rosée. Quelques oiseaux commençaient à voleter dans le ciel pâle. Elle s'étira, le bas de son dos lui faisait mal et elle soupira. Susan descendit l'échelle et marcha pieds nus à même la terre vers l'évier. Elle réchauffa ses mains au-dessus des quelques braises qui rougeoyaient encore dans la cheminée. Elle saisit une boîte en bois sur l'étagère que Juan avait accrochée au mur, et versa une dose de café dans la cafetière en métal émaillé ; elle l'emplit d'eau et l'installa en équilibre précaire sur les barres tordues de la grille posée au ras des cendres.
Pendant que le breuvage chauffait, elle se brossa les dents et considéra son visage dans le petit morceau de miroir sommairement suspendu à son clou. Elle grimaça en contemplant son reflet et passa sa main dans ses cheveux ébouriffés. Elle étira son tee-shirt, découvrant son épaule pour examiner la morsure d'une araignée. « Quelle saloperie ! » Elle remonta aussitôt sur la mezzanine et à quatre pattes entreprit de retourner énergiquement sa couche pour liquider l'agresseur. Le sifflement de l'eau bouillante la fit renoncer et redescendre. Elle entoura la poignée avec un chiffon, versa le liquide noir dans une tasse, saisit une banane sur la table et alla prendre son petit déjeuner dehors. Assise sur le perron, elle porta la tasse à ses lèvres et son regard aussi loin que l'horizon le lui permettait. Susan caressa son mollet et fut parcourue d'un léger frisson. Sautant du rebord elle se rendit à son bureau et saisit un stylo-bille.
Philip,
J'espère que ce petit mot te parviendra rapidement, j'ai un service à te demander : peux-tu m'envoyer de la crème pour le corps et mon shampooing ?
Je compte sur toi, je te rembourserai quand je passerai te voir. Baisers.
Susan
La journée du samedi s'achevait, les rues étaient pleines, il s'installa à la terrasse d'un café pour parfaire une esquisse. Il commanda un café filtre, l'espresso n'avait pas encore franchi l'Atlantique. Il suivit du regard une jeune femme blonde qui traversait la rue en direction des cinémas. Il eut soudain envie d'aller voir un film, régla sa consommation et se leva. Il ressortit de la salle deux heures plus tard. Le mois de juin offrait à la ville ses plus beaux couchers de soleil. Au carrefour, fidèle à l'habitude qu'il avait prise ces derniers mois, il salua la boîte aux lettres, hésita à rejoindre des amis qui dînaient dans un bistrot de Mercer Street et préféra rentrer chez lui.