Il avait reconnu le camion dès qu'il s'était accroché aux premiers virages en bas dans la vallée. 11 avait alors renoncé à travailler, s'était assis sur une pierre et ne l'avait plus quitté du regard pendant les cinq heures de sa lente ascension. Rolando attendait depuis treize longues semaines. Il n'avait cessé de se demander si la petite fille était en vie, si l'oiseau qui volait haut dans le ciel présageait qu'elle n'avait pas survécu, ou au contraire qu'il fallait espérer. Et plus les jours passaient, plus il transformait les choses les plus simples de sa vie en signes, se prêtant au jeu incontrôlable des augures pessimistes ou optimistes selon les humeurs du moment.
À chaque tournant Susan faisait retentir par trois fois le klaxon au timbre enroué. Pour Rolando, c'était un bon présage, un son long aurait annoncé le pire, mais trois courts, c'était peut-être une bonne nouvelle. D'un mouvement sec du bras il fit riper le paquet marron de Pala-dines au-dehors de sa manche. Elles étaient beaucoup plus chères que les Dorados qu'il fumait tout au long de la journée. De ce paquet, il n'en prenait d'ordinaire qu'une seule par jour, après son dîner. Il porta la cigarette à ses lèvres et craqua une allumette. Une bouffée profonde, et il emplit ses poumons de l'air humide qui sentait bon la terre et le parfum des pins. Le bout incandescent rougit au grésillement du tabac. Cet après-midi le paquet entier y passerait. Il faudrait être patient, ils franchiraient le col à la tombée du jour.
Tous les campesinos étaient venus se masser le long des bas-côtés à l'entrée du hameau. Cette fois, personne n'osa escalader les marchepieds. Susan ralentit et la population se regroupa autour du véhicule. Elle coupa le moteur et descendit, tourna la tête de gauche à droite, soutenant fièrement chacun de leurs regards. Juan se tenait derrière elle et faisait rouler la terre sous son pied, cherchant à se donner une contenance. Rolando lui faisait face. Il jeta son mégot.
Susan inspira à fond et entreprit de faire le tour du Dodge. La foule la suivit des yeux.
Rolando s'approcha, rien sur son visage ne trahissait son émotion. D'un geste énergique elle souleva la bâche, et Juan l'aida aussitôt à abaisser le hayon, découvrant la petite fille qu'elle ramenait au village. L'enfant n'avait plus qu'une seule jambe, mais elle ouvrit en grand deux bras à celui qui lui avait sauvé la vie. Rolando grimpa sur le plateau arrière et souleva la petite fille. Il murmura quelques mots à son oreille qui la firent sourire. Quand il redescendit, il la posa à terre, s'age-nouillant à la hauteur de son épaule pour la soutenir. Il y eut quelques secondes de silence et tous les hommes lancèrent leur chapeau en l'air en poussant un cri qui s'envola vers les hauteurs. Susan baissa pudiquement la tête pour que personne ne la regarde en cet instant où elle se sentait particulièrement fragile. Juan la saisit par le poignet. « Laisse-moi », dit-elle. Il resserra son étreinte : « Merci pour eux. » Rolando avait confié l'enfant à une femme et s,'était approché d'elle. Sa main monta vers son visage, il lui releva le menton et héla Juan avec autorité :
— Comment l'appelle-t-on ?
Juan scruta l'homme à l'imposante stature et attendit quelques instants avant de répondre :
— En bas dans la vallée, on l'appelle la Senora Blanca.
Rolando s'avança vers lui d'un pas volontaire ; il posa ses lourdes mains sur ses épaules. Les sillons profonds gravés aux contours de ses yeux se plissèrent, sa bouche s'ouvrit généreusement, dans un immense sourire partiellement édenté.
— Dona Blanca ! s'exclama-t-il. C'est ainsi que Rolando Alvarez l'appellera.
Le paysan entraîna Juan sur la sente de pierres qui menait au village, ce soir ils boiraient du guajo.
Les premiers jours du mois de janvier 1976 succédèrent à un second réveillon vécu l'un sans l'autre. Susan avait passé les fêtes à travailler sans relâche. Philip, qui se sentait plus seul que jamais, lui écrivit cinq lettres entre Thanksgiving et la nuit du nouvel an, il n'en posta aucune.
Dans la nuit du 4 février, un effroyable tremblement secouait la terre du Guatemala, tuant vingt-cinq mille personnes. Susan fit tout son possible pour partir y porter secours, mais les roues édentées des mécanismes administratifs refusèrent de tourner dans le bon sens, et elle dut se résigner. Le 24 mars, en Argentine, le régime péro-niste était abattu, le général Jorge Rafaël Videla venait de faire arrêter Isabel Perôn ; un autre espoir s'éteignait dans cette partie du monde. À Hollywood, un Oscar tombait d'un nid de coucou sur les épaules de Jack Nicholson. Le 4 juillet l'Amérique en liesse fêtait ses deux cents ans d'indépendance.
Quelques jours plus tard, à des centaines de milliers de kilomètres, un Viking se posait sur Mars et envoyait les premières images de la planète rouge que la terre découvrait. Le 28
juillet, un autre séisme grimpait au-delà du huitième barreau de l'échelle de Rich-ter. À 3 h 45
précises, la ville chinoise de Tang-shan était rayée du globe, pourtant un million six cent mille personnes y vivaient. Cette nuit-là, quarante mille mineurs étaient ensevelis au fond d'une mine au sud de Pékin. Dans les décombres de la mégapole, six millions d'habitants désormais sans abri campaient sous des pluies diluviennes. La Chine allait porter le deuil de sept cent cinquante mille êtres humains. Demain, l'avion de Susan se poserait à Newark.
Il avait quitté l'agence plus tôt. En chemin il s'était arrêté une première fois, pour choisir des roses rouges et des lys blancs, les fleurs préférées de Susan. À l'épicerie au coin de la rue il avait fait une seconde halte. Il avait acheté une nappe en tissu; de quoi préparer un bon dîner, six petites bouteilles de Coca-Cola, parce qu'elle n'aimait pas les grandes, et plein de sachets de friandises, surtout ceux qui contenaient les bonbons acidulés à la fraise qu'elle dévorait toujours avec gourmandise. Les bras chargés il avait gravi les marches de l'escalier. Il avait poussé son bureau au milieu du living et il avait dressé la table, vérifiant maintes fois que les assiettes étaient bien en face l'une de l'autre, les couverts disposés symétriquement et les verres correctement alignés. Il avait vidé les sacs de friandises dans un bol à petit déjeuner qu'il avait posé sur le rebord de la fenêtre. Il avait consacré l'heure suivante à couper les tiges des fleurs et à accommoder les deux bouquets. Celui des roses rouges trouva sa place dans la chambre, sur la table de nuit de droite. Puis il avait changé les draps du lit. Il avait ajouté un second verre à dents sur l'étagère de la minuscule salle de bains, dont il avait récuré soigneusement la robinetterie — lavabo et douche. La nuit était bien avancée quand il avait fait plusieurs fois le tour des lieux « pour tout vérifier » et comme tout lui paraissait un peu trop propre, il étudiait consciencieusement la façon de redisposer les objets pour donner plus de vie au lieu. Après avoir grignoté un paquet de chips au-dessus de la corbeille à papier, il avait fait sa toilette à même l'évier de la cuisine et s'était allongé sur le canapé. Le sommeil ne voulait pas venir, il se réveilla toutes les heures. Au lever du jour il s'habilla et partit prendre le bus qui l'amènerait à l'aéroport de Newark.
Il était 9 heures ce matin-là, l'avion de Miami se poserait dans deux heures. Avec l'espoir qu'elle ait choisi ce premier vol, il était arrivé tôt, avait « réservé » sa table en inclinant le dossier de la chaise et s'était installé au comptoir pour lutter contre son impatience en tentant d'engager un semblant de conversation avec le barman. Il n'était pas de ces hommes en livrée noire ou blanche qui, dans les grands hôtels, ont pour habitude de recueillir les confidences de leurs clients, et ne prêta qu'une oreille distraite aux propos de Philip. Entre 10 et 11 heures, il avait hésité cent fois à aller l'attendre à la porte mais le rendez-vous qu'elle lui avait fixé était ici, à cette table. Ce détail ressemblait bien à Susan, comme une illustration parfaite de ses contradictions ; elle abhorrait les situations emphatiques mais exaltait les symboles.