L’amour est un terrain fertile sur lequel poussent des fleurs de rhétorique et les herbes folles du baratin. Les couples muets m’attristent. Bouches closes, cœurs cousus. Je déteste qu’avec les femmes la conversation s’effiloche, puis s’arrête, faute de carburant. J’ai toujours une question pour relancer la machine. Je me rappelle quelques échanges sans fin sur les bienfaits et les dangers du silence dans l’amour. Marilyn Monroe a écrit que « les mariages les plus durables sont ceux comme mis en conserve dans le bocal du silence ». Quelle horreur !
L’amitié, elle, ne craint pas les silences. Elle ne demande pas autant d’efforts dans la conversation. On est copains, c’est du solide. Si on n’a rien à se dire, pendant un quart d’heure on ne se dit rien. Notre amitié n’est pas pour autant en péril. Dans l’amour, au contraire, les longs silences sont suspects, inquiétants. Ils trahissent on ne sait trop quoi, des choses pour le moment informulables qui, plus tard, exploseront à la tête du couple. C’est pourquoi il faut meubler. On peut compter sur moi.
Si, à mes amis, je pose beaucoup de questions, c’est cependant avec moins de frénésie qu’à mes femmes. Pour trois raisons : celles-ci m’intriguent plus que ceux-là ; la plupart ne faisant que passer dans ma vie, elles concentrent ma curiosité sur un temps très court, alors qu’eux sont installés dans mon existence depuis longtemps et qu’ils y resteront, de sorte que mon attention pour eux peut parfois se relâcher ; enfin, comme je l’ai expliqué, l’amour est plus fragile que l’amitié.
Il y a encore que mes copains ne se gênent pas pour stopper l’avalanche de mes questions. Ils sont flattés qu’au fil des années mon intérêt pour leur petite personne ne faiblisse pas. Mais quand, à leurs yeux, je vais trop loin ou qu’ils fatiguent à me donner des réponses à des questions sans intérêt ou déjà posées, ils me le disent sans ménagement. « Adam, tu en as encore beaucoup de tes questions à la con ? » « Finissons-en ! Mets-moi en examen ! » « Tu n’es pas en forme aujourd’hui, je te sens mou du point d’interrogation. » Je ne me vexe pas. Je suis même le premier à rire de leur insolence et de mes excès. Ce sont des potes. Quand c’est ma compagne qui m’interrompt avec autant d’ironie, je le prends autrement plus mal. En couple l’homme est un vertébré très susceptible.
Seigneur, est-ce bien sur le site d’Alise-Sainte-Reine, en Côte-d’Or, qu’eut lieu la bataille d’Alésia, ou les Jurassiens de Chaux-des-Crotenay ont-ils raison d’en revendiquer eux aussi l’histoire et la géographie ?
Seigneur, Mistinguett s’est-elle vantée avec raison d’avoir eu le pucelage de Jean Cocteau dans sa loge de l’Eldorado, boulevard de Strasbourg, à Paris ?
Seigneur, qui étaient « les tueurs fous du Brabant », lesquels, entre 1982 et 1985, ont semé la terreur dans les hôtels et les supermarchés de la région de Bruxelles, assassinant vingt-huit personnes et faisant de très nombreux blessés ?
Seigneur, qu’y avait-il d’écrit sur le billet, reçu de l’un de ses camarades, que le jeune Baudelaire a avalé pour qu’il ne tombe pas sous les yeux du sous-directeur de Louis-le-Grand, geste qui lui valut d’être renvoyé du lycée ?
Combien ?
— Tu aimes bien ton prénom, Nathalie ?
— Oui, plutôt.
— Pourquoi tes parents t’ont donné ce prénom ?
— Je ne sais pas. Parce qu’il leur plaisait bien, tout simplement.
— Tu ne le leur as jamais demandé ?
— Non, je n’y ai pas pensé.
— Ça ne t’a jamais traversé l’esprit de savoir pourquoi ton père et ta mère ont décidé de te prénommer Nathalie ? Savoir aussi lequel des deux y tenait le plus ? Qui en a eu l’idée ?
— Non, désolée.
— Donc, tu ne connais pas les prénoms auxquels tu as échappé ?
— Non.
— Moi, Adam, j’ai échappé à Cyril, Alexandre, Jean-Yves. Et puis aussi, si je ne me trompe pas, Pierre-Yves et Jacques.
— Il faudra que je demande à ma mère.
— Tu es née quel jour de la semaine ?
— Le 17 mai 1957.
— Oui, ça, je sais. Mais quel jour de la semaine ? Un lundi, un mardi, un dimanche ?
— Je ne sais pas.
— (Très étonné) Tu ne sais pas quel jour tu es née ?
— Non.
— (Rieur) Tu y étais pourtant ?
— (Rieuse) Oui, mais je ne me souviens pas. (Soudain triomphante) Je connais l’heure !
— Eh bien ?
— Six heures du matin !
— Et ça s’est bien passé ?
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Je ne sais pas, comme ça, pour savoir.
— Tu as deviné ?
— Qu’est-ce que j’ai deviné ?
— Que l’accouchement ne s’est pas bien passé ?
— Non, ma question était innocente, de convenance.
— Ma mère a dû subir une césarienne.
— Ah, c’est pourquoi tu n’as pas de frère et sœur ?
— Oui, c’est ce que ma mère m’a dit. Elle ne voulait pas se faire ouvrir le ventre une seconde fois. (De nouveau triomphante, avec de la malice dans les yeux) Je suis la seule, l’unique !
— Tu penses que c’est mieux d’être une fille unique plutôt que d’avoir des frères et des sœurs ?
— Je n’en sais rien. Enfin, si, quand j’avais douze-treize ans, je me disais que j’aurais eu un frère à embêter, ç’aurait été assez sympa.
— Et tes parents ont regretté de ne pas avoir eu d’autre enfant ?
— Oui, mais ils ne l’ont jamais dit devant moi. Ils auraient voulu avoir un garçon, c’est logique.
— Ça se voyait dans leur comportement ?
— Oui, quand mes copains d’école et de collège venaient à la maison, par exemple pour mon anniversaire. Ils ne se cachaient pas, surtout maman, d’en couver deux ou trois du regard… Après, ils me disaient : Qu’est-ce qu’il est beau ce garçon ! Qu’est-ce qu’il est bien ce garçon !
— Et comment tu réagissais ?
— Je leur disais : vous voulez déjà me marier ?
— Justement, maintenant que tu es en âge, est-ce qu’ils voudraient que tu te maries ?
— Me marier ? Oui, peut-être. Mais plutôt me fixer, m’établir avec un mec sympa, gentil, bonne situation, avenir assuré…
— C’est ce que tu recherches ?
— Non, pas pour le moment. Je verrai bien, il n’y a pas le feu.
— Tu profites de ta jeunesse ?
— Oui.
— Et tu as raison, non ?
— Je crois.
— D’autant qu’avec la pilule, maintenant… Comment ta mère a réagi à l’invention de la pilule ?
— Comme la plupart des femmes de sa génération : le regret d’être née trop tôt, de ne pas avoir connu cette formidable liberté. Mais aussi la crainte du dévergondage de leurs filles.
— Il est vrai que sans la pilule tu aurais moins couché ?
— (Un peu interloquée par une question aussi directe) Oui… Oui, probablement…
— Et tu as beaucoup couché ?
— (Sidérée et sur la défensive) Non, pas spécialement. Enfin, un peu…
— Combien ?
— Je ne comprends pas.
— Combien de garçons ? Combien d’hommes ?
— (De plus en plus révoltée) Oh, écoute, je ne sais pas, je n’ai pas compté… Tu m’embêtes à la fin, avec tes questions… Et puis, ça ne te regarde pas ! Est-ce que je te demande, moi, combien…