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Sur ces premières observations et déductions nous étions tous d’accord. Mais nous choisîmes des professions différentes. Pour le gendre : banquier, publicitaire, membre d’un cabinet ministériel, et, à mon avis, avocat. Parce qu’il parlait fort, qu’il était très bavard et qu’il pointait souvent l’index de la main droite vers un serveur, vers une assiette, vers rien du tout, geste d’accusation ou de déstabilisation que font souvent les avocats pendant les interrogatoires et les plaidoiries. Sa femme, je l’envisageais, sans raison logique, dans la communication : attachée de presse, directrice de relations extérieures… Quant au père, je le voyais bien propriétaire viticole ou négociant. Son gendre lui demanda de choisir le vin, et le sommelier, avec une déférence appuyée, engagea avec cet homme à la cravate démodée une longue conversation que je n’entendais pas mais que j’imaginai technique. C’étaient visiblement deux experts qui prenaient du plaisir à échanger des informations et des jugements. Quant à sa femme, mère de famille, elle devait probablement l’aider à tenir la comptabilité de la propriété ou de la société.

Quand ils eurent fini de manger le dessert, c’est moi qui me suis levé et déplacé et qui, à leur étonnement, puis à leur amusement, leur ai exposé les raisons pour lesquelles je me permettais de les importuner.

— Dites à vos amis de nous rejoindre à notre table, lança le gendre. Et nous vous révélerons nos professions.

— Vous aimez la côte-rôtie ? me demanda le beau-père. Sans attendre ma réponse il appela le sommelier et en commanda une bouteille. Vous comprendrez pourquoi, ajouta-t-il, ce qui me donna à penser que, sur lui, je ne m’étais pas trompé.

Tous les quatre, à tour de rôle, leur avons dit quelle profession nous avions attribuée à chacun. Ils rirent beaucoup. Sauf avec moi qui parlai le dernier et qui avais vu juste, à la différence près que la jeune femme n’était pas attachée de presse mais traductrice dans une agence de communication. Son père était vigneron dans la Côte rôtie et sa femme, qui avait mis au monde quatre enfants maintenant envolés, tenait la comptabilité du domaine.

— Comment avez-vous deviné que je suis avocat ? me demanda Me B.

— À votre doigt pointé, lui répondis-je. Les avocats font souvent ce geste.

— Les juges aussi.

— Oui, c’est vrai, je n’y avais pas pensé. Alors disons que vous avez plus la tête d’un avocat que d’un juge.

Ô lecteurs amènes et cependant agacés par ce qui peut passer pour de la suffisance, je ne raconte pas ce souvenir pour jouer au malin, pour me donner le beau rôle. Je veux seulement montrer que j’ai toujours eu un certain don pour deviner la personnalité de l’autre. Pour me glisser sous son armure sociale. Pour décrypter ses attitudes, ses airs, ses dehors. Pour raccourcir les distances entre lui et moi, et hâter la confiance. Ce sont des atouts gagnants dans mon beau métier d’intervieweur.

Dormeur

Pourquoi les éléphants ont-ils une formidable mémoire ? J’ai oublié. Parce qu’ils ont un cerveau énorme ? Parce que pendant qu’ils marchent avec lenteur et sagesse ils ont le temps de se remémorer ce que leur longue existence leur a enseigné ? Parce que chez les pachydermes la transmission des usages et des traditions est si nécessaire à leur existence que, depuis leur apparition sur terre, leur intellect en a été modifié, bonifié, développé ? Parce que, je ne sais pas, moi, je commence vraiment à m’énerver, à cause de leur trompe, de leurs vastes oreilles, de leurs défenses ? Parce que… Mais est-on sûr que les éléphants ont une mémoire infaillible ? Ça n’est pas une idée reçue ? Une de plus ! Ça n’est pas un canular, une légende ? Et moi qui ai écrit dans un article que Philippe M. a une mémoire d’éléphant, est-ce que je n’ai pas écrit une connerie ? Non, la connerie, ce n’est pas que j’aie dit que Philippe M. a une mémoire exceptionnelle, c’est que je l’aie comparée à celle d’un éléphant. J’aurais dû vérifier, j’aurais dû… C’est à ce moment-là que, le cerveau en surchauffe, je me réveille.

Ainsi en est-il souvent de mes nuits. Même quand je dors, la questionnite ne me lâche pas.

J’ignore comment des questions intempestives, parfois idiotes, parviennent telles des petites couleuvres à se glisser dans ma tête pendant mon sommeil. Si je le savais, nul doute que je les refoulerais. Car je suis leur victime. Mon repos en est interrompu. Mon irritation d’avoir été réveillé, ma colère d’avoir été une nouvelle fois le jouet d’une machination de mon esprit me perturbent si fortement que, les yeux grands ouverts, je ne renouerai pas avec le sommeil avant longtemps.

Un mot, une image suffit à enclencher le mécanisme du rêve perturbateur. Une lecture, un souvenir, une parole, une scène de rue ou de bureau, une joie, un chagrin. Sur les causes je ressemble à tout le monde. C’est dans le déroulement des rêves et des cauchemars que, semble-t-il, je me distingue des autres victimes de la nuit. Car chez moi ils s’organisent et se développent de telle façon qu’à la fin ils forment une question à laquelle je ne peux répondre et qui constitue un tel obstacle que, butant dessus, je me réveille, excité, la bouche sèche, parfois en sueur. J’aboutis toujours à un quiz auquel je suis astreint sans préparation, sans aide, sans joker. Dans les jeux télévisés, le temps de la réponse est limité. Sous ma couette, il est illimité. Il ne prendra fin que lorsque la pression de l’ignorance, l’angoisse de l’échec me tireront avec rudesse d’un sommeil épuisant.

Ainsi, une fusée russe décollée de Baïkonour, au journal télévisé de vingt heures, avait-elle fait un crochet par ma petite tête endormie. Elle y avait laissé cette question : quel est le nom de la chienne envoyée par les Soviétiques dans l’espace à bord d’un spoutnik ? Belka ? Troïka ? Salka ? Vodka ? Son nom est court et se termine par a, j’en suis sûr. Tu dois trouver. Il faut que tu trouves. Alta ? Volga ? Katcha ? Pliska ? Vajda ? Karga ? Gaga ? Gaga me réveille et c’est moi, furieux, qui me traite de gaga. Qu’est-ce que ça peut te foutre le nom de cette chienne ? Idiot ! Maso ! Mais je ne me rendormirai que lorsque je le saurai. Alors je me suis levé et j’ai consulté une encyclopédie du cosmos et des étoiles. Elle s’appelle Laïka. Vie de chienne, chienne de vie.

Exemples plus récents de mes nocturnes et intempestives questions :

Pourquoi le ciel et la mer sont-ils bleus ?

Peux-tu, sur une carte aveugle de l’Afrique, donner un nom à chaque pays ?

Qu’est-ce que l’ostéomalacie ? (Je redoute particulièrement ces mots savants dont je ne connais pas le sens, que je tourne et retourne jusqu’à ce qu’ils explosent dans mon cerveau soi-disant au repos.)

En s’injectant son venin, le scorpion est-il le seul animal à pouvoir se suicider ?

De Clovis à Louis-Philippe, combien y a-t-il eu de rois de France ?

Le classement des cinq meilleurs hôpitaux et cliniques pour la greffe du rein selon le palmarès de la presse ?

Ma nervosité est telle que je finis par réveiller ma compagne (là, c’était Béatrice).

— Tu ne dors pas ?

— Si… Enfin, non, je cherche.

— Tu cherches quoi ?

— Comment est mort Attila.