Sans négliger les questions qui nous conduisent à la jovialité quand elle évoque ses succès, ses fiertés, ses joies, ses fous rires, ses plaisirs, ses étourderies, ses naïvetés, ses carabistouilles, ses rencontres avec la chance, ses découvertes de la beauté, son bonheur d’être une femme…
Sans compter les thèmes de réflexion, et donc d’introspection, que fournissent la presse écrite, la radio, la télévision, le cinéma, le théâtre, les livres, l’art, la mode, l’air du temps…
Sans oublier les mots, oui, les mots, de simples mots, à partir desquels peut s’enclencher un dialogue instructif. Pour vingt mots que je lui lance au débotté et qui tombent à plat, faute de lui titiller l’esprit, le vingt et unième touche juste et réveille un souvenir amusant ou douloureux. Les mots sont de jolis appâts qui cachent des hameçons.
Voilà pour les interrogations — rarement des interrogatoires, la douceur est préférable, l’échange, la confiance réciproque — sur des sujets qui ont du corps. Mais si je n’obtiens pas de réponse, j’insiste. Je suis capable de reprendre la question autant de fois qu’il le faudra pour ne pas rester sur un échec. Je la reformule dans des circonstances différentes, d’une autre manière, sur un autre ton. Je la glisse comme une caresse ou je l’assène comme un uppercut. J’oublie plus facilement de souhaiter un anniversaire ou de tenir une promesse que de reposer une question.
Et puis il y a les questionnements de tous les jours, à propos de tout et de rien. Ceux qui, à la longue, leur insupportent peut-être le plus. Parce qu’ils tiennent du réflexe, de l’habitude, et qu’ils sont inutiles. Par exemple :
— Ah, je vois que tu as acheté une machine à café ?
— Oui, elle est plus moderne et moins bruyante que celle qu’on avait.
— Jolie. Tu l’as achetée où ?
— Chez Darty.
— Payée cher ?
— Non, elle était en promo.
— En solde ou en promo ?
— En promo.
— Garantie ?
— Deux ans.
— Tu n’as pas pris la super-garantie ?
— Non.
— Et l’ancienne machine à café, tu en as fait quoi ?
— Je l’ai donnée à la gardienne.
— Contente ?
— Très contente.
— Qu’est-ce qu’elle va en faire ?
— Je ne sais pas, je ne le lui ai pas demandé.
— Je crois que la machine est toujours sous garantie.
— Je le lui dirai.
— Comment tu es allée chez Darty ?
— J’ai pris la voiture.
— Ça roulait ?
— Comme ci comme ça.
— Tu es passée par où ?
— J’ai pris le périf.
— Tu es sortie où ?
— Porte des Ternes.
— Tu as trouvé facilement à te garer ?
— Oui, dans le parking du magasin.
— Ces parkings sont souvent trop petits.
— Là, il y avait de la place.
— Les vendeurs étaient compétents ?
— C’était une vendeuse.
— Compétente ? Sympathique ?
— Compétente et sympathique. La quarantaine, grande, rousse, robe noire et gilet rouge, l’uniforme de la maison, un petit diamant à chaque oreille, mariée puisqu’elle portait une alliance.
— Tu as remarqué tout ça ?
— Oui, parce que je savais que tu en arriverais à me poser des questions sur elle, que je n’y échapperais pas.
La résistance à ma questionnite est très variable, de quelques semaines à quelques années. C’est quand les feux de la passion déclinent que grandit la révolte. Est-ce parce que le cœur flanche que leurs nerfs craquent ? Ou est-ce parce qu’elles en ont marre d’être interrogées qu’elles cessent de m’aimer ? Toujours est-il qu’à la fin elles me considèrent comme un bourreau. Un curieux bourreau, ô lecteurs amènes et indignés, qui les soumet en effet à la question, mais qui utilise l’outil même de l’intelligence, de la connaissance et de la culture : la question.
À quoi tu penses ?
— À quoi tu penses ?
— À rien.
Dès que ma compagne a les yeux dans le vague, je lui demande à quoi elle pense. Et, neuf fois sur dix, j’obtiens la laconique et souvent mensongère réponse du « rien ».
Pourquoi me suis-je obstiné toute ma vie amoureuse à poser cette question rituelle dont je n’ai rien à attendre puisque j’en récolte précisément un « rien » ? À son regard, à son silence, à une certaine manière d’être entrée en colloque avec elle-même, il est manifeste qu’elle n’est plus avec moi, qu’elle est ailleurs. Cette coupure ou cette fuite me contrarie. Elle s’échappe. Elle m’échappe. Où ? Pour qui ? Pour quoi ? Je veux savoir. Tout en sachant que j’aboutirai « à rien ». Ou que, si elle me fait une réponse différente, elle pourra me raconter n’importe quoi.
Mais c’est plus fort que moi. Je ne vais pas laisser plus longtemps son esprit errer dans le secret, dans des réflexions d’où je suis exclu, à moins que je n’en sois l’objet. Ce n’est l’affaire que de quelques dizaines de secondes. Beaucoup trop pour ma curiosité. Il faut que, le plus vite possible, je la ramène à moi, que je me la réapproprie, tout en espérant chaque fois obtenir une réponse sincère qui m’éclairera sur ses rêveries ou sur une pensée ou un jugement dont je faisais les frais.
— À quoi tu penses ?
— À rien.
— Mais si, tu pensais bien à quelque chose ?
— Non, je t’assure.
— Ton regard était fixe, lointain, tu avais l’air très concentré, comme repliée sur toi…
— Non, je te promets, je ne pensais à rien.
— À rien, vraiment ?
— Ou alors c’était si rapide, si fugace, si inintéressant, que je ne m’en souviens déjà plus.
— Donc, ce n’était pas tout à fait rien ?
— Si, tout comme !
— Et si tu faisais un effort pour te rappeler ce qu’il y avait quand même dans ce rien ?
— Non, arrête. Je te dis que c’était sans intérêt. Rien, c’est rien.
— Non, parfois, dans certaines circonstances, rien ce n’est pas rien.
— Eh bien, dans mon cas, navrée, rien ce n’était rien. Je ne pensais à rien. Tu veux bien qu’on parle d’autre chose ?
Le « rien » sert souvent à occulter des pensées qui, si elles étaient avouées, paraîtraient désobligeantes à l’autre. Ou bien ce sont des pensées puériles ou idiotes que l’on garde pour soi afin de ne pas se discréditer. Le « rien » est un mensonge de confort.
Cependant, j’ai connu quelques femmes qui avaient assez de vivacité d’esprit pour remplacer le « rien » par une réponse absurde sans lien avec la conversation précédente. Exemples :
— Je pensais tout à coup à la TVA sociale et je me demandais si, par les temps qui courent, elle serait bien équitable.
— Figure-toi que je pensais à Nostradamus ! Est-ce qu’il avait prévu le jour de sa mort ?
— Je pensais aux oiseaux migrateurs. Amusants, hein, les oiseaux migrateurs ? Est-ce que j’ai envie de partir ? (On notera la rouerie des deux dernières réponses dans lesquelles sont glissées des questions.)
Elles paraissaient si sincères que j’avais du mérite à ne pas les croire. Leurs réponses étaient des dérobades espiègles par lesquelles elles me signifiaient que, au vrai, elles ne pensaient pas à rien, mais qu’elles ne me feraient pas l’aveu de leurs silencieuses réflexions.