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Il y eut aussi quelques femmes qui me dirent la vérité. Par un mot, par un geste que j’avais eu ou que je n’avais pas eu, par une attitude à leur égard qu’elles avaient jugée désinvolte, je les avais déçues. Ou bien elles s’ennuyaient et leur esprit s’en était allé. Ou encore elles avaient un souci dont elles avaient voulu me tenir écarté. Alors, elles lâchaient la vérité, et celle-ci, souvent, me faisait mal.

Oh, comme elle est dangereuse, cette banale question : à quoi tu penses ? C’est une mine antipersonnel dissimulée sous la mousse de la conversation.

Je m’attirai, un jour, cette réponse :

— Je pensais à mon ex. Il était insupportable. Il me demandait tout le temps : à quoi tu penses ?

Alors ?

Dans un couple harmonieux s’établit un échange naturel de questions et de réponses. Que l’un se montre un peu plus curieux des actes, des idées et des sentiments de l’autre ne déstabilise pas plus leur vie commune que si l’un se révèle un peu plus gourmand ou un peu plus impatient. Il ne peut y avoir égalité en toutes choses. Leur union repose sur un équilibre de leurs petites inégalités.

Avec mes crises de questionnite j’introduis dans mon couple une forte instabilité. Il faudrait qu’elle me pose autant de questions ou presque que je l’en accable. Je ne le supporterais pas. Il est patent que l’arroseur n’aime pas être arrosé. Mais je n’ai jamais eu affaire à une femme de mon acabit. Deux ou trois essayèrent bien de m’imiter, de me faire subir ce qu’elles enduraient, mais, à court de questions, elles renoncèrent vite. Elles n’avaient pas le don. J’ai gardé un souvenir amusé de ces quelques quarts d’heure où elle et moi nous nous envoyions à la figure, non pas des injures comme tant de couples qui se déchirent, mais des salves de questions qui se heurtaient dans un comique embrouillamini.

Avec Marie-Dominique je suis tombé sur mon contraire : elle ne me posait aucune question. Elle se contentait de me dire : « alors ? » Je revenais d’un voyage. « Alors ? » J’avais été souffrant pendant quelques jours. « Alors ? » J’étais allé interviewer François Mitterrand à Latche. « Alors ? » J’avais suivi une étape du tour de France dans la voiture du directeur de la course. « Alors ? » L’expression de sa curiosité se limitait à cet « alors ? » Quoi que je réponde, elle ne me relançait par aucune question. Elle m’écoutait avec attention, mais n’éprouvait pas l’envie d’en savoir plus quand j’avais raconté l’essentiel. Or, j’avais des détails curieux ou amusants à ajouter, et j’étais frustré de ne pas avoir l’occasion de les lui narrer par une réactivation de son intérêt pour mon histoire. Je continuais donc comme si elle m’y avait invité. Ou je faisais moi-même les questions que Marie-Dominique aurait dû me poser.

— Tu te demandes probablement si Mitterrand m’a invité à déjeuner ?

— Oui, oui, j’y pensais.

— Peut-être, veux-tu savoir ce que nous avons mangé ?

— Oui, ça m’intéresse.

— (Ironique) Et je suis sûr que tu te dis : après le déjeuner est-ce que Mitterrand a emmené Adam faire une promenade ?

— Non, ça ne m’est pas venu à l’idée.

— Je le vois bien, tu brûles de savoir quelle impression j’ai gardée de cette visite à François Mitterrand, à Latche ?

— Alors ?

Agacé, déstabilisé, presque humilié par son manque de curiosité, j’ai demandé plusieurs fois à Marie-Dominique pourquoi elle ne me posait jamais de questions. Chaque fois elle me répondait qu’elle respectait ma liberté de dire ou ne pas dire, qu’elle se satisfaisait de ce que je jugeais bon de lui raconter, qu’insister comme je le faisais avec elle n’était pas dans son tempérament. Elle était d’autant plus encouragée à se montrer discrète envers moi qu’elle s’estimait parfois victime de mon indiscrétion. Elle n’était pas adepte d’un bêta langue pour langue, qui eût été sa version d’œil pour œil, dent pour dent.

Était-ce par jeu, par tactique ou par provocation qu’elle se retenait de me poser des questions qui l’auraient chatouillée ? Une grande force de caractère la contraignait-elle au silence ? Je ne crois pas. Elle ne pensait tout simplement pas à m’interroger. Elle n’en éprouvait pas la nécessité. Ça ne lui venait pas à l’esprit. Ça ne lui manquait pas. Égocentrique, elle vivait surtout avec elle-même, ne posant pas aux autres des questions dont elle gardait pour elle le monopole. Elle m’aimait bien, comme une statue familière. Pose-t-on des questions aux statues ?

À la longue, son absence d’intérêt pour moi me devint insupportable. Difficile d’avoir des relations suivies avec une personne certes aimée et désirée, mais qui par son incuriosité à mon égard campait dans une attitude à l’opposé de la mienne.

Alors ?

Alors, je la quittai pour une femme qui ne me supporta pas plus de trois mois. Le hasard d’une soirée fit que je renouai aussitôt avec Marie-Dominique. Après le feu des retrouvailles, je lui demandai si, entre-temps, un homme s’était glissé dans sa vie. Non. Une opportunité s’était-elle présentée qu’elle avait écartée ? Non. S’était-elle mise à douter de son pouvoir de séduction ? Non. Avait-elle commencé à souffrir de la solitude ? Non. M’avait-elle regretté ? Oui et non.

Bien entendu, elle ne me posa aucune question sur la femme qui l’avait temporairement remplacée. Pas même une allusion. Rien, comme si elle n’avait pas existé.

On imagine en sens inverse la frénésie du questionnement auquel elle eût été soumise ! Son manque de curiosité ou de jalousie était très vexant. Ce n’est pas que je désirais lui confier le récit de ma courte aventure dans tous ses détails, mais ne pas l’évoquer, même brièvement, ne me paraissait ni normal ni sain. Son indifférence confinait au mépris.

Je n’y tins plus et lui fis part de mon étonnement et de ma frustration devant son silence. Elle me répondit qu’elle n’éprouvait aucune jalousie à retardement, qu’elle se fichait complètement de cette femme et que mes amours avec elle ne la regardaient pas. C’était déjà de l’histoire ancienne. Elle n’y avait pas sa place. Pourquoi s’y intéresserait-elle ?

C’était en partie vrai. Mais elle ne disait pas l’essentiel. Son orgueil lui interdisait d’endosser le comportement d’une femme ordinaire. Me poser des questions sur cet intérim, c’était s’abaisser. Manifester de la curiosité ou de la jalousie envers cette femme, c’était s’humilier. En certaines circonstances le questionnement exige du courage et même de l’humilité. Il en faut aussi pour s’excuser d’un retard ou d’une erreur, pour manifester de la reconnaissance, pour admettre que l’on n’a pas la compétence souhaitée. Marie-Dominique était de ces personnes qu’une haute opinion d’elles-mêmes réduisait au silence. Elle était d’autant moins incitée à m’interroger sur sa prédécesseure que cet exercice lui serait pénible et qu’il me serait agréable. Son intérêt était de rester coite.

De nouveau, son incuriosité me parut monstrueuse. Marie-Dominique était décidément invivable.

That is the question

Marie-Dominique, avec qui je n’ai pas vécu, disait au moins « alors ? », tandis que Raphaëlle, dont je fus le compagnon quotidien jusqu’à ce que je hisse le drapeau blanc, ne me demandait rien. Non, rien, vraiment rien. Hormis « bien dormi ? », ou « quelle heure est-il ? »

Attachée de presse dans une maison d’édition, elle était, comment dire ? enceinte de sa profession. Elle en parlait tout le temps. Exaltée, intarissable, infatigable. Sitôt rentrée, elle n’attendait même pas, comme au début de nos relations, que je lui demande comment s’était passée sa journée. Jubilante ou indignée, sûre d’elle ou inquiète, elle en commençait le récit sans attendre. Quel manque de tact de ne pas me laisser lui poser la question introductive ! Tandis que nous préparions le dîner ensemble, elle monopolisait la parole, ne m’abandonnant que quelques interventions parce que je ne connaissais pas l’écrivain dont, non sans talent, elle détaillait les caprices, les exigences ou les ridicules, ou le sujet du livre d’un autre écrivain qu’elle propulserait sur la liste des best-sellers grâce à son plan de promotion qu’elle jugeait très futé et dont elle ne me faisait grâce d’aucun détail.