Pendant les semaines où nous avions lié connaissance et amour, nos questions réciproques sur nos activités professionnelles s’étaient équilibrées. Mais dès qu’elle se fut installée chez moi, je découvris une autre femme qui n’existait qu’à travers son travail et qui éprouvait une sorte de nécessité biologique à en évoquer le plus grand nombre possible de péripéties. Elle y revenait sans cesse et, bientôt, sans qu’aucune de mes questions ne l’y invitât. Notre conversation, ou plutôt son soliloque, ressemblait à ces films de télévision sur des célébrités dont le réalisateur n’a conservé que les réponses, les questions ayant été supprimées au montage. Je me découvrais inutile et stupide.
Car, en être réduit à cause de son impitoyable bavardage à ne plus pouvoir poser de questions à la femme avec laquelle je petit-déjeunais et dînais tous les jours, plus les repas du week-end, était une épreuve au-dessus de mes forces. Ma vanité d’intervieweur en prenait un coup.
J’étais d’autant plus déboussolé et amer qu’elle ne me posait plus aucune question sur mes activités professionnelles. Cela n’avait plus l’air de l’intéresser. D’ailleurs, elle ne m’interrogeait plus du tout sur quoi que ce fût. Je faisais l’expérience que, tout en détestant être bombardé de questions, je n’aimais pas non plus qu’on ne m’en pose aucune. Quelques questions suffisent pour vous faire exister. Je n’existais plus.
Même dans les repas entre amis, Raphaëlle avait fait de moi un autre homme. Passe encore qu’elle raconte des histoires d’édition que j’avais déjà entendues dans nos tête-à-tête, mais je me comportais désormais en société comme je me comportais avec elle : découragé, je ne posais plus de questions. Des copains habitués à être interrogés s’étonnèrent de mon silence. Je m’efforçai de me reprendre, mais c’était en vain parce que l’autorité loquace de Raphaëlle agissait sur moi comme un stérilisant. J’étais muet de consternation et de tristesse. Cela ne pouvait durer longtemps. Un jour, je lui demandai quand elle comptait faire ses valises.
— Mais je ne pars pas, répondit-elle. Je n’ai aucun voyage en vue.
— Mais si, chérie, tu vas partir. Et pour toujours.
De stupeur elle resta silencieuse pendant quelques secondes. Puis elle se reprit. Elle me dit qu’elle avait en promotion un roman dans lequel on pouvait lire le récit d’une scène identique, sauf que c’était la femme qui, de son couteau pointu et effilé de charcutière, montrait la porte du magasin à son mari, ex-champion cycliste, sans emploi.
De cette éprouvante liaison ainsi que de celle avec Marie-Dominique, je tirai quelques conclusions pour ma gouverne. D’abord, mais je le savais avant, poser des questions à la femme qui partage ma vie, et lui en poser beaucoup, est pour moi vital. Sinon, je m’étiole comme un arbre contraint de ne pouvoir étendre ses ramures. Ensuite, il est nécessaire pour une bonne santé de mon moi que je sois interrogé par ma compagne sur ce que je fais et pense. Pas trop, ah ! non, pas avec ma boulimie d’intervieweur compulsif, sans verser dans mes excès. Mais suffisamment pour que je retire l’impression de n’être pas transparent à ses yeux, ou opaque, et que je continue d’être pour elle un sujet de curiosité.
Où se situe la frontière entre trop de questions et pas assez ? That is the question. Ça dépend des femmes. Ça dépend de la fréquence et de l’opportunité de leurs questions. Ça dépend aussi de mon humeur. J’en conviens, j’étais et je suis toujours un fieffé casse-pieds.
Tu m’aimes ?
Question de toutes les questions. La seule qui vaille. À moins que ce ne soit, question-scie, la plus cauteleuse et la plus vaine :
— Tu m’aimes ?
Variantes :
— Est-ce que tu m’aimes ?
— Dirais-tu que tu m’aimes ?
— Ça fait combien de temps que tu ne m’as pas dit que tu m’aimes ?
— C’est bien vrai que tu m’aimes ?
— J’aimerais t’entendre dire que tu m’aimes.
— Do you love me ?
Rien ne vaut cependant la brièveté de « tu m’aimes ? » Qui ne laisse pas à l’autre le temps de réfléchir. Juste deux syllabes. À la vitesse de la première balle de service. Retour gagnant espéré.
Comme la plupart des hommes je pose la question dans les moments d’union fusionnelle, de symbiose ressentie comme parfaite. La réponse ne fait alors aucun doute. Il est plus risqué et plus amusant de la poser quand l’amante ne s’y attend pas. Nous faisons des courses au supermarché, elle s’empare d’une boîte de fettucines à la sauce tomate et, tandis qu’elle la range dans le chariot, je l’interpelle : « tu m’aimes ? » Même question glissée à son oreille alors que, debout, secoués par le métro, la valise d’un passager dans nos pattes, un sac à dos lui rentrant dans le sien, nous partageons le même inconfort : « tu m’aimes ? » Ou encore, migraineuse, s’apprêtant à avaler deux comprimés de « Doliprane 1 000 mg », un verre d’eau dans l’autre main, elle s’entend demander : « tu m’aimes ? » D’abord étonnées, puis amusées, elles répondent souvent, comme dans les films français de la Nouvelle Vague, avec désinvolture.
Le philosophe Jean-Luc Marion — avec qui j’ai fait un « Aparté » il y a quelques semaines — disait que « la déclaration d’amour ne se conçoit que comme un CDI, jamais comme un CDD ». Les amoureux, en effet, partent avec la conviction, qui émane du cœur et non de la raison, que leur temps est illimité. Cependant, même au plus fort de la passion, ils sont effleurés par le doute. Et si leur engagement n’était qu’un CDD ? Ils se rassurent en se posant mutuellement la question de confiance. Dans ma bouche, elle devient assez rapidement : « Tu m’aimes toujours ? » Ou, plus précise, plus juste : « Tu m’aimes encore ? »
Je n’ai jamais apprécié qu’elle réponde : « et toi ? » Balle de retour dans le filet. Ou hors des limites. « Comment as-tu trouvé le film ? — Et toi ? » « Tu aimes le coq au vin jaune ? — Et toi ? » « Où veux-tu aller en vacances ? — Et toi ? » « Tu m’aimes encore ? — Et toi ? » Cette façon bébête de se défiler est agaçante, et, pour moi qui déteste que l’on me retourne mes questions, exaspérante.
J’ai connu une femme qui, au « tu m’aimes encore ? », ne répondait jamais par un mot. Elle optait pour un baiser sur la bouche. Plus ou moins long et profond. Le regard plus ou moins chatoyant. En prenant ou non ma tête dans ses mains. À moi de décrypter sa réponse, d’évaluer la force de son sentiment à travers l’exécution de son baiser. Un soir, elle m’embrassa sur la joue. C’était fini.
« Tu m’aimes ? » est un mot de passe. Jeune spectateur des films de cape et d’épée et des films de guerre, je tremblais lorsque le héros devait prononcer le mot de passe qu’une sentinelle lui demandait et qu’il ignorait. Chez les scouts, dans les batailles de foulards, camp contre camp, je ne laissais à personne le soin d’inventer le nouveau mot de passe. Dans l’amour, c’est toujours le même. Pas de suspense. Nous sommes dans le conventionnel. Le code est le même pour tous les couples. Moi qui fais profession de me détourner des questions convenues, j’ai près de quarante années de pratique intensive de « tu m’aimes ? » Pas de quoi faire le glorieux. Mais comment dire autrement ? Et comment me retenir de tomber dans le lieu commun ? Sauf que ces trois mots ne forment pas vraiment une question. « Tu m’aimes ? » est une déclaration d’amour.