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Mais une nouvelle défection d’un comédien, due, si j’ai bien compris, à une réflexion irritée, probablement blessante de sa part, plongea Lucile dans l’abattement. C’est alors qu’elle devint imprévisible. Le soir, elle rentrait de plus en plus tard, d’abord en me prévenant, puis plus du tout. Je dînais seul avec Julien. D’excellentes raisons expliquaient ses absences : dîner professionnel, avant-première d’un film de cinéma ou de télévision, concert. D’habitude je l’y accompagnais. Elle préférait maintenant y assister seule. Elle jugeait que ma notoriété était pour elle plus une gêne qu’un atout. Elle ne voulait plus perdre de temps à voir mes amis qui, tout à coup, n’étaient plus les siens. Et ses amis, avait-elle décrété, n’étaient pas les miens. Enfin, comme par hasard, le soir de la première d’« Aparté », un rendez-vous capital l’avait empêchée de voir mon émission.

La curiosité avait été jusqu’à présent le principal moteur de ma questionnite. Elle avait été parfois relayée par l’inquiétude. Mais jamais jusqu’alors par l’angoisse. Le cancer de ma mère ne s’était pas encore déclaré. Il était évident que Lucile me mentait, qu’un autre homme était entré dans sa vie. Elle me trompait et j’allais la perdre. Dévoré de jalousie, rongé par l’angoisse, je voulais savoir. Qui ? Où ? Comment ? Pourquoi ? J’étais maintenant un inquisiteur en fusion. Un enquêteur obsédé. Un déluge de questions s’abattait matin et soir sur Lucile. Elle y répondait avec une agaçante sérénité et même un léger sourire retrouvé. Elle avait toujours une explication apparemment logique. Je ne pouvais pas tout contrôler, et ce qui n’était pas vérifiable s’installait comme du feu dans ma tête.

J’étais d’autant plus assuré de mon infortune que je me rappelais la maestria avec laquelle Lucile avait dupé mon rival de nos débuts. La subtilité de ses dissimulations, la fermeté de sa voix mensongère, l’efficacité de ses embobelinages, son usage machiavélique de la liberté. Ce qui chez elle, alors, m’avait épaté et réjoui, maintenant m’indignait et me torturait.

L’idée m’effleurait de temps en temps qu’elle avait besoin de prendre ses distances avec moi pour mieux se consacrer à la reconquête de sa position à l’agence. C’est d’ailleurs le principal argument qu’elle invoquait pour justifier son comportement. Ou bien mes succès professionnels lui étaient-ils devenus insupportables ? Ou encore était-elle victime d’une déprime qui lui faisait préférer la solitude à la compagnie de son mari et de son enfant ? Pourquoi pas ?

Mais non, un autre homme lui insufflait sa nouvelle énergie. Cent fois, je lui demandai de confirmer son existence. Cent fois, elle me répondit qu’il n’existait pas. Quel aplomb ! Un soir, alors que Lucile, en chemise de nuit, assise en tailleur sur la moquette de la chambre, feuilletait un livre, je glissai une main entre ses cuisses. « Ah, non ! » s’écria-t-elle en se relevant d’un bond. Elle refusait désormais de faire l’amour.

Quand, de Périgueux où elle avait accompagné un pianiste, elle me téléphona pour me dire qu’elle resterait une journée, donc une nuit, de plus pour rencontrer l’adjointe à la culture et le président du festival de musique, je me rappelai les voyages adultérins en province de mon ex-beau-frère. Elle ne voulut pas me donner les noms de ces deux personnes. Je me les procurai ainsi que leurs numéros de téléphone. Je m’abaissai à appeler le président du festival. Quoique étonné par mes questions embarrassées, il me confirma leur rendez-vous. Quand j’eus raccroché, je me dis que mon coup de fil était une initiative bébête. Lucile n’était pas femme à se risquer sans alibi.

À son retour, elle répondit à mon pilonnage de questions par d’acides protestations contre mon espionnage à distance, pour elle humiliant. Le président du festival lui avait fait part de mon appel dont il avait relevé « le caractère inquisiteur et tourmenté ».

Après Périgueux, il y eut la nuit supplémentaire de Beauvais, puis celle de Strasbourg. Je ne vérifiais plus rien. J’étais désespéré. Buté, je ne lui posais même plus de questions. Silence contre silence. Pour tester ses réactions, je découchai une nuit. Elle ne me fit aucune remarque, comme si cela n’avait à ses yeux aucune importance.

Un matin, alors qu’elle s’apprêtait à partir à son bureau, elle me dit qu’en effet elle avait un amant. Depuis plusieurs jours je ne lui posais plus cette question rengaine. Elle avait pris l’initiative de la réponse pour ne pas me donner le plaisir de la voir céder à ma pression interrogative.

Après avoir attendu le retour de Julien de l’école avec sa gouvernante, je l’ai embrassé en retenant mes larmes. Puis, lesté d’une valise et d’un grand sac, j’ai quitté notre maison de Ville-d’Avray et me suis installé dans un hôtel, à Paris. Plus tard, je déménagerais mes affaires, en particulier mes nombreux disques et livres, dans un appartement à trouver.

Deux ans après notre séparation, un an après notre divorce, Lucile m’invita à dîner. Nous nous rencontrions rapidement chaque fois que l’un de nous reconduisait notre fils au domicile de l’autre. Elle avait pris l’initiative de ce repas pour m’annoncer deux nouvelles. D’abord, que les actionnaires allaient lui confier la direction de l’agence Artbis. Je l’ai sincèrement félicitée. Ensuite que, tant que nous avions vécu ensemble, elle n’avait jamais eu d’amant et ne m’avait pas trompé.

— Je ne te crois pas.

— Je te le jure sur la tête de notre cher Julien.

— Mais c’est toi qui me l’as dit, tu m’en as fait l’aveu !

— C’était faux. Tu attendais depuis si longtemps cette réponse qu’à la fin, pour avoir la paix, je te l’ai donnée.

— Mais en disant ça tu signais l’arrêt de mort de notre couple.

— J’ai considéré qu’il valait mieux ça que de continuer à vivre avec un fou furieux qui me bombardait de questions jour et nuit sur ma supposée trahison. Ta jalousie t’avait rendu invivable. Dément ! J’étais en dépression, j’avais besoin d’air, de liberté, de me retrouver seule, de travailler deux fois plus pour regagner la confiance de mon patron, et toi, sitôt que je mettais les pieds chez nous, tu m’assaillais de tes questions perfides ou agressives. Sans compter tes enquêtes dans mon dos sur mon emploi du temps. Tu n’as évidemment jamais eu la moindre preuve que je te trompais puisque je ne te trompais pas. Mais tu étais tellement persuadé du contraire que tu m’interrogeais sans relâche pour entendre, non pas ce que tu avais envie d’entendre, mais ce que tu avais décidé d’entendre. Et quand, après au moins trois semaines de ce traitement-là, absurde, désespérant, tu as choisi de te taire, ton silence était insoutenable parce qu’à travers continuaient de résonner tes questions et tes accusations. J’ai décidé alors de…

— Mais pourquoi tu ne me disais pas tout ça ?

— Je te l’ai dit cent fois ! Mille fois ! Mais tu ne m’écoutais pas. Tu n’écoutais que ta petite voix intérieure, tyrannique, qui te faisait ressasser les mêmes questions… Tu pensais vaincre ton angoisse de me perdre en me soûlant de questions, et c’est en me soûlant de questions que tu m’as perdue.

J’étais atterré. Quoique assis à une table de restaurant, je sentais mes jambes devenir toute molles. Une rigole de sueur se formait dans mon dos. Le réquisitoire de Lucile était implacable. Deux ans après, la vérité, l’irréfutable vérité, me rattrapait. Devant mon désarroi, mon ex-femme n’en rajoutait pas. Elle triomphait modestement, peut-être avec un peu de tendresse et de nostalgie. De la pitié, aussi ?

— Je peux te poser une question ? lui ai-je demandé à la fin du dîner, après avoir recouvré mes esprits. Ce sera la dernière, je te promets.

— Mais non, je te connais, ce ne sera pas la dernière… Je t’écoute.