Une question me taraudait l’esprit, et que Douchka refusât d’y apporter une réponse me plongeait dans la détresse. Pourquoi sa brutale décision ? Un autre homme dans sa vie ? Un mouvement d’humeur très slave ? Le refus énervé de s’accommoder plus longtemps de notre éloignement géographique ? La fidélité à un engagement personnel de ne pas garder un amant plus d’une année ? Une faute ou une maladresse commise par moi sans que j’en aie eu conscience et dont à ses yeux la gravité justifiait mon éviction ? Un désamour subit ? Un rejet à la longue de ma nature trop questionneuse ? Ou encore le constat qu’elle ne pourrait tenir sa promesse de me rejoindre à Paris, son orgueil refusant de m’en faire l’aveu ? Elle eût perdu les primes et les avantages des journalistes en poste à l’étranger, et rien n’était moins sûr que l’agence la reprît en France pour des fonctions de son niveau (elle m’avait informé des difficultés rencontrées). S’était-elle aperçue un peu tard qu’elle aurait mis sa carrière en danger ? Et qu’elle aurait contrevenu à son profond désir de cosmopolitisme, de journalisme hors-frontières que, forte de son don des langues, elle pratiquait avec maestria ? Et tout ça pour un homme qui n’était pas de sa génération et dont les sentiments à son égard ne bénéficiaient pas plus que les siens d’une assurance-vie ? Ou encore, pour citer Philip Roth : « Voulait-elle seulement se libérer de moi et satisfaire le vœu humain si banal de reprendre sa route pour tenter autre chose ? » (Le Rabaissement).
J’étais une victime de la double peine : chagrin d’amour et chagrin de silence. Au début, le premier était beaucoup plus puissant que le second. Mais, avec le temps, le tourment que ma question sur les raisons de ma disgrâce reste sans réponse l’emporta peu à peu sur la douleur, puis la mélancolie, enfin le pincement causé par notre rupture. L’amour était clos, alors que la question restait ouverte.
Quelques mois plus tard, Douchka intégra l’antenne de l’AFP à Moscou. Ce n’est pas elle qui m’en informa, mais une amie commune. Je suivis sur son blog son déménagement et son installation, son récit étant illustré de photos. Je ne boirai jamais avec elle un chocolat au café Pouchkine, ni ne dégusterai de caviar à l’hôtel Baltschug Kempinski, avec sa vue imprenable sur le Kremlin.
L’année suivante, j’envoyai à Douchka un courriel dans lequel je lui proposais d’établir entre nous des relations amicales, au moins cordiales. Lecteur de son blog, je rédigerai à sa seule attention des commentaires sur ce qu’elle écrivait, des informations sur ce que je voyais et entendais à Paris, sur nos amis, sur moi. J’attendis plusieurs jours sa réponse. Elle tint en trois mots : « Si tu veux. » Ce n’était guère encourageant. Un mutisme absolu répondit à mes messages. Quand je me permis de lui demander pourquoi, elle m’envoya paître. Humilié, je retournai au silence. Elle avait gagné.
J’étais maintenant aux prises avec une nouvelle question qui, à jamais sans réponse ? me retournait l’estomac : pourquoi ce dédain, cette hostilité revêche à mon égard ? Quel crime avais-je donc commis pour mériter une telle punition ? Comment une même personne peut-elle passer d’une inépuisable générosité à une sécheresse impitoyable ? Douchka avait-elle pour règle de rompre tout lien avec ses anciens amants, l’amitié ne lui paraissant pas une suite souhaitable à une liaison ? (Voilà une question qu’en son temps, idiot, tu ne lui as pas posée !) Était-elle de ces femmes qui détestent se retrouver devant les hommes ayant eu accès à leur intimité et dont elles savent bien qu’ils ont gardé en mémoire le film parlant de leurs ébats ? (Longtemps, je me le suis passé en boucle.) Son nouvel amant avait-il demandé à Douchka qu’elle cesse toute relation avec son prédécesseur ? (Je ne l’imagine pas se pliant à ce désir, encore que ma notoriété ait pu exciter la jalousie de l’homme. Oh, là, je délire !) Considérait-elle que sa passion pour moi avait été une erreur, maintenant incompréhensible à son jugement, de sorte qu’elle exigeait d’elle-même d’en chasser par hygiène mentale tous les souvenirs ? (Et si cela était, elle pouvait compter sur sa féroce volonté.) Ou, inversement, regrettait-elle d’avoir mis fin sur un coup de tête à une histoire au cours de laquelle, elle qui ne s’aimait guère, s’était aimée, et me fuyait-elle pour ne plus en éprouver rétrospectivement les morsures et les douceurs ? (Ça, c’est la version optimiste de l’affaire, la plus agréable pour moi et la moins vraisemblable.)
Peut-être la vérité est-elle ailleurs ?
Peut-être que je manque d’imagination ?
Peut-être que je ne connaissais pas bien Douchka ?
Peut-être que, d’abord mon chagrin, ensuite ma fierté blessée, ont obscurci ma jugeote ?
Peut-être qu’il n’y a rien à comprendre parce que le destin qui nous a manipulés est énigmatique ?
Peut-être que… Le certain, c’est que j’ai hérité de cette aventure très amoureuse, outre les merveilleux souvenirs qui à eux seuls justifient une vie, et même deux (elle ne protestera pas), des questions sans réponse. Elles sont comme d’inexpugnables échardes plantées au plus vif de ma chair.
Seigneur, quelles sont les raisons pour lesquelles Douchka m’a brutalement éjecté de sa vie et pourquoi m’a-t-elle ensuite opposé un silence méprisant ?
Seigneur, qui, le 5 mars 1984, a assassiné dans le parking de l’avenue Foch, à Paris, de quatre balles de 22 long rifle, le producteur de cinéma, impresario et éditeur Gérard Lebovici ?
Seigneur, les femelles de l’hirondelle Hirundo rustica s’accouplant de préférence avec des mâles à longue queue plutôt qu’avec des mâles à queue courte, est-ce parce que ceux-ci ont plus de poux que ceux-là ?
Seigneur, où Homère est-il né ? Était-il contemporain de la guerre de Troie ? Est-ce à Chios qu’il a composé l’Iliade et l’Odyssée ? Qu’est-ce qui le rendit aveugle ? Est-il décédé dans l’île d’Ios ? Qui était Homère ?
Le goût du risque
Dans le livre que j’écrirai pour Antoine Gallimard, il faudra que j’insiste sur ce point : poser des questions, c’est prendre des risques. C’est s’exposer, se mettre en danger. C’est, par exemple, récolter des mensonges. Que, trop souvent, l’on ne sait pas distinguer de la vérité. De sorte que le menteur, fier de ses craques ingénieuses, rit dans sa barbe du naïf qu’il vient d’abuser. Satisfait de la réponse, celui-ci la reprend, y décelant de l’intérêt, et pose une question qui le ridiculise un peu plus aux yeux de l’interlocuteur malhonnête, lequel se fera un plaisir d’ajouter quelques carabistouilles, calembredaines, billevesées, fariboles, fantaisies, entourloupettes, sornettes, coquecigrues, etc. Richesse significative du vocabulaire du mensonge.
Si vous ne voulez pas qu’on vous mente, abstenez-vous de poser des questions. J’en suis incapable. C’est pourquoi, au prorata des questions que j’ai posées dans mes deux vies, privée et professionnelle, je suis mathématiquement l’un des Français auquel on a le plus menti.
Comme journaliste, après tout, je m’en fous. Les mensonges politiques, économiques, littéraires, artistiques, sportifs, sont des vérités passagères. Les plus notoires relèvent de l’histoire comme les faits avérés.
Avoir été dupé dans ma vie privée par une parole insoupçonnable m’embête davantage. Parce que c’est moi, moi seul, qu’on a voulu égarer, alors que dans une interview, c’est du public qu’on s’est moqué. Dans ce cas, je n’ai pas été la cible du mensonge, je n’en ai été que le truchement.