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Comment ne pas être dépité, triste, quand, trois heures, trois jours, trois mois ou trois ans après, par hasard le plus souvent, mon pied bute ou ma main tombe sur la preuve de la fabulation, de la tromperie, de la mauvaise foi ? La réponse mensongère, même découverte longtemps après, tourne la question en ridicule. Le questionneur avec.

Quand on m’interroge, je ne dis jamais de mensonges. Par respect pour les questions. Par révérence pour mon métier. Répondre par des mensonges aux questions des autres, ce serait mépriser les miennes. J’aurais l’impression de me berner moi-même, d’être mon propre désinformateur.

Donc, je ne mens jamais ? Bien sûr que si ! Des mensonges, comme tout le monde, j’en dis des gros et des petits, des subtils et des balourds, des insoupçonnables et des éventés. Mais je n’attends pas qu’on me questionne pour les balancer. J’en prends l’initiative. Je les affirme d’emblée. Et même, s’il se peut, je les introduis par une question banale : « Tu ne sais pas ce qui m’est arrivé ? » « Tu te souviens de ce que je t’ai raconté, hier soir, à propos de… » « On t’a dit que j’ai téléphoné… ? »

L’une des raisons pour lesquelles je n’aime pas être questionné et, surtout, interviewé, c’est parce que, enfermé dans mon respect pour les questions, je ne peux pas me laisser aller à répondre par des craques. Je suis moralement dans l’obligation de dire la vérité. Ce n’est pas toujours confortable. Si l’on ne veut pas que je dise des mensonges, il faut me poser des questions. Je ne confie cela à personne, car ce serait les encourager, les provoquer, et, pardon pour cette facilité, il n’en est pas question.

Plus que le mensonge, le silence est à redouter. J’ai raconté combien j’ai souffert et je continue de souffrir de l’absence de réponses de Douchka. Sa fuite dans l’espace et dans le temps. Mes points d’interrogation qui n’accrochent que du vide. Ma désorientation, mon hébétude. Le silence est la pire des réponses parce qu’il libère dans l’imagination ce qu’elle a de plus pernicieux. De plus sombre aussi. Enfin, de plus obsédant.

Poser des questions c’est encore s’exposer à un refus de répondre ironique ou indigné. Ambiance ! Ou bien l’on peut s’attirer une réponse, une vraie réponse, mais courroucée ou blessante. Atmosphère ! Ou encore, la question a touché un point très sensible et l’on voit la personne chercher ses mots, bafouiller, tandis que ses yeux luisent de larmes. Gêne ! Poser des questions, quand elles ne sont pas de convenance ou de routine, c’est se hasarder dans l’indiscrétion, s’aventurer dans le secret, braver peut-être un interdit. Ces choses-là n’arrivent pas tous les jours, mais c’est un danger latent.

Heureux les égocentriques, les introvertis, les narcissiques, les timides, les prudents, les indifférents, les trop polis, les bien éduqués, qui ne posent jamais de questions et qui ne connaissent pas ce genre d’embarras. Heureux les taiseux qui ne prennent aucun risque.

Ou faut-il les plaindre parce qu’ils ne ressentent jamais le frisson de la curiosité, l’élan de la question audacieuse, le choc de la réponse inattendue ?

L’intervieweur piégé

Julien a quinze ans. Il est en classe de seconde au lycée Victor-Duruy où il apprend l’anglais et le chinois. Sa mère et moi aurions préféré qu’il choisisse l’espagnol pour seconde langue, mais le juge Ti, dont il est un lecteur et un admirateur, a eu sur lui plus d’influence que nous. Marie-Lou dit qu’il a la volonté de son père et l’énergie de sa mère. Ce qui signifie qu’il fonce. Au jogging, c’est très bien ; au judo, il se fait parfois contrer ; à l’école et au collège, cela lui a valu des punitions. Le lycéen s’est calmé, et nous n’aurions qu’à nous féliciter de ses résultats, de son charisme qu’il utilise pour organiser des petits spectacles et des fêtes et non pour fomenter des révoltes, si, depuis un mois, il ne fumait un paquet de cigarettes par jour. Plus des joints, a-t-il crânement avoué à Lucile chez qui il vit le plus souvent. Quels parents ne redouteraient pas qu’il bascule dans la drogue ?

Un week-end où il était chez moi, nous en avons parlé tête à tête, « entre hommes ». Convaincu des dangers des drogues, il avait déjà refusé de « se faire une ligne » de coke et il m’a juré qu’il n’y mettrait jamais le nez. Mais la cigarette et le joint n’étant pas immédiatement dangereux, il s’y était risqué. Maintenant, il en avait besoin.

— Pourquoi ?

— Parce que ma bouche, mon nez, mon corps les réclament.

— Tu es donc déjà accro ?

— Oui.

— À quinze ans !

— Oui, je sais c’est un peu tôt. Mais je suis aussi en avance pour mes études.

— Cette dépendance ne te fait pas peur ?

— Non. Le jour où…

— Le jour où tu voudras arrêter, tu y renonceras comme beaucoup de gens parce que c’est trop difficile, ou tu y arriveras mais en souffrant beaucoup et longtemps.

— (Dégagé, sûr de lui) Ouais, ouais, on verra…

— Mais pourquoi as-tu décidé de fumer ? Pourquoi t’es-tu laissé entraîner ?

— Parce que j’aime ça.

— (Agacé) Bien sûr, Julien, que tu aimes ça ! Mais ce n’est pas une réponse. Ma question c’est pourquoi, psychologiquement, sachant que c’est une contrainte dangereuse, tu as quand même cédé ?

— Parce que ça m’aide pendant que je fais mes devoirs et que j’apprends mes leçons, parce que la cigarette dans les conversations avec mes potes, avec les filles, elle me donne de l’autorité, du prestige…

— Ça c’est pour la galerie. (Mezza voce) Mais je suis sûr qu’il y a autre chose… Que tu as intimement une ou plusieurs raisons pour expliquer ce qu’il faut bien appeler une défaillance.

— Ah, papa, t’es un sacré intervieweur ! Tu ne lâches jamais le morceau ! Oui, il y a autre chose…

— (Sourire à cause du compliment, mais sourire inquiet) C’est quoi ?

— L’angoisse. J’ai l’impression que mon angoisse part avec la fumée.

— (Stupéfait) Tu es angoissé ? Mais par qui, par quoi ?

— (Très calme) Par la vie, papa ! Par le lycée, par les profs, par les maths, par la compétition… Par votre séparation, maman et toi… Par, je ne sais pas, des trucs qui me passent par la tête…

— Mais tu es un garçon plutôt joyeux !

— Oui, mais ça n’empêche pas…

— Tu veux dire que ta gaieté, ton énergie sont trompeuses, qu’il ne faut pas s’y fier ?

— Si, elles sont vraies. Mais l’angoisse et la gaieté ne sont pas incompatibles. Au contraire, elles vont bien ensemble. La gaieté, ça sert à tromper l’angoisse… Enfin, c’est ce que je ressens.

— Je te découvre, Julien.

— Les cigarettes et les pétards, c’est top, parce qu’avec je suis vachement moins angoissé, je me sens plus sûr de moi, plus léger… Enfin, papa, à mon âge, tu as dû connaître ça, toi aussi ?

— Est-ce que j’étais un adolescent angoissé ? Oui et non. Un peu, sûrement, mais pas assez pour que j’en aie gardé un souvenir précis.

— T’avais pas les boules devant la vie ?

— Non, j’avais confiance.

— Dis plutôt que tu étais aveugle ?

— (Interloqué) Probable. Ce qui me frappe dans ce que tu dis et dans la manière dont tu le dis, c’est ta capacité — à quinze ans, chapeau ! — à analyser ce que tu ressens et à l’exprimer avec des mots forts.

— Toi, tu n’aurais pas su ?