— Non, je ne crois pas.
— (Sur un ton un peu persifleur) Tu étais en retard ?
— Non, mais ma génération n’était pas aussi informée, aussi ouverte que la tienne. Et je ne te parle pas de la génération de ton grand-père par rapport à la mienne ! Vous avez, aujourd’hui, les ados, une maturité que nous n’avions pas.
— Mais je ne crois pas que nous soyons plus…, comment c’est l’adjectif ?
— Mature.
— … que nous soyons plus matures que vous. Je crois que nous sommes plus courageux et que nous disons les choses. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que tu as probablement raison. C’est vrai, pour reprendre ton expression, que vous dites plus précocement les choses.
— Une conversation comme celle-là, tu n’en as jamais eu avec Grand-Père ?
— Si, mais plus tard, j’avais dix-sept ou dix-huit ans.
— Mais alors, avant, à qui tu te confiais quand ça n’allait pas ?
— À personne…
— Et le silence, la solitude, ne te donnaient pas envie de fumer ?
— Si, si, je le reconnais. Mais j’ai été sauvé de la cigarette parce que je ne supportais pas le contact du papier sur mes lèvres. Même les bouts filtres m’étaient désagréables.
— Tu aurais pu utiliser un fume-cigarette ?
— J’aurais eu l’air idiot, snob.
— Et la pipe ?
— (Amusé) Tu me vois, même à vingt ans, avec une pipe au bec ?
C’est à cet instant que j’eus conscience que, non seulement je ne posais plus de questions à Julien, mais que c’était moi qui répondais aux siennes. Comme je l’avais fait, à treize ans, avec le confesseur, il avait échangé nos rôles. Il s’était emparé de mon pouvoir. Mais sa performance était bien plus remarquable que la mienne. Je n’avais affaire qu’à un prêtre fatigué alors que lui avait mis dans sa poche un intervieweur considéré comme l’un des meilleurs de la télévision. Je ne savais pas si je devais l’admirer ou lui en vouloir. Mais déjà il avait repris son interrogatoire. Ne pas lui répondre et me réapproprier par autorité le monopole des questions aurait été lamentable.
— Mais alors, papa, quand ça n’allait pas, qu’est-ce que tu faisais ?
— Rien.
— Comment, rien ? Tu te repliais sur toi, point barre ?
— Oui, je faisais le dos rond, j’attendais des jours meilleurs.
— Tu n’avais jamais envie de faire des bêtises, de tout casser, de te défouler, de tromper ta galère en faisant, je ne sais pas moi, puisque tu ne fumais pas, tu ne te droguais pas, tu ne buvais pas… Tu étais un jeune homme parfait ?
— (Le petit con ! Il me provoque ! Mais, ça y est, il a gagné…) Non, je n’étais pas un jeune homme parfait. À dix-sept ans, j’ai plongé dans l’alcool.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne me trouvais pas beau, j’avais de l’acné, j’étais maladroit dans mes gestes et dans mes paroles, j’étais encore timide, les filles ne me voyaient pas, je me demandais à quoi serviraient mes bons résultats au lycée, j’enviais le prestige des cancres, des fortes têtes, des insolents, je méditais de longues heures sur l’impossible, bref, j’étais mal dans ma peau boutonneuse. Alors, j’ai bu.
— Tu t’es saoulé grave ?
— Oui, pas longtemps, cinq ou six fois.
— À quoi ?
— La vodka. Ça va vite, à la vodka !
— Tu aimais ça ?
— Beaucoup. Comme toi tu aimes la cigarette.
— Tu permets, papa, que j’en fume une ?
— (Accablé) Au point où on en est…
Questions existentielles
J’approche de la soixantaine, et bientôt j’entrerai dans la pré-vieillesse comme il y a les pré-Alpes. Ça va commencer à monter. Je m’essoufflerai. Il faudra que je m’habitue à être de plus en plus sollicité par des questions existentielles que, jusqu’à présent, je repoussais du pied au fond du lit parce qu’elles sont sans réponse. Je déteste presque autant les questions auxquelles ni moi ni personne ne peut apporter de réponse que les questions qui ont une réponse et que la personne qui la détient refuse de me livrer.
Je pressens que, plus j’accumulerai les années, plus ces questions deviendront angoissantes. Du genre : tout compte fait, qu’est-ce que je fous ici-bas ? Pourquoi c’est moi qui suis dans moi et pas un autre ? Quand et comment mourrai-je ? Faut-il devant la mort se résigner ou se révolter ? Qu’y a-t-il au-delà qu’on ne sait pas ? S’il n’y a rien, saurons-nous quand même qu’il n’y a rien ? Est-ce que je préfère un rien somme toute confortable mais intellectuellement décevant, à un après intelligent, mais peut-être pénible ?
Aujourd’hui, parce que je suis encore bourré d’énergie, en belle santé, rieur et optimiste, j’évacue ces interrogations sérieuses en leur substituant sur le même sujet des questions légères. Par exemple : après ta mort, si Dieu existe, qu’aimerais-tu qu’il te dise ? Dieu suit-il la mode et porte-t-il une barbe de trois ou quatre jours ? Dieu est-il une femme qui punira les phallocrates, les misogynes et les machos ? Dieu est-il une équation dans laquelle E = mc2 ne serait que l’une des variables ? Avant le Jugement dernier, chacun de nous bénéficiera-t-il de l’assistance d’un avocat commis d’office ? Le paradis est-il un ciel de félicité parce que l’on y répond à nos questions et, parce que l’on n’y répond pas, l’enfer un cul-de-sac de souffrance ?
Je crains que ces questions ne m’apparaissent d’autant plus frivoles que les rides creuseront mon front et mes joues. À force, le lourd gagnera. L’humour, première victime de l’arthrite, des maux d’estomac et de la surdité. À partir de quel âge ne rigole-t-on plus avec soi-même ? En se forçant, on doit probablement encore rire avec les autres, mais quand on se retrouve seul ? Je voudrais bien, comme certains vieillards magnifiques, ne pas devenir un scrogneugneu, un atrabilaire, un réac, un geignard, un défaitiste. Vivre le plus longtemps possible en bonne intelligence avec son temps, en harmonie avec soi. Oui, oui, mais comment fait-on ?
On fait ce qu’on peut, mon pauvre ami.
Peut-être éviter de se laisser envahir par toutes ces questions existentielles qui provoquent du malaise. Les canaliser pour qu’elles ne forment pas une sorte de prurit du vieillard, déjà porté par nature aux démangeaisons de la peau et de la mémoire. Si, en plus, il doit sans cesse se gratter l’âme ? Un peu, oui, mais pas au point de sombrer dans une mélancolie mystique.
Quand je serai à la retraite — ce qui peut m’arriver dès l’année prochaine, l’audimateuse direction de la chaîne jugeant alors que ma bouille a dépassé sa date de péremption —, je ramasserai toutes ces questions embêtantes au cours d’un ou de deux week-ends de méditation par an. J’irai dans un monastère ou dans un petit hôtel battu par les vents et les flots de la mer du Nord et là, seul, je me rongerai l’âme jusqu’au disque dur.
Pendant que j’y serai, pour faire bonne mesure, je réfléchirai aux périls qui nous menacent : le climatique, l’atomique, l’islamique, l’asiatique, l’économique, le paupérique. De cette gamberge il ne sortira rien, sinon que j’aurai pris ma part de l’angoisse du monde et que j’aurai résisté pendant quarante-huit heures au supplice des questions dans le vide. Je n’aurai plus à me les poser jusqu’au week-end masochiste suivant.
À bientôt soixante ans, ce serait bien que la prochaine femme qui entrera dans ma vie — je suis célibataire depuis trois mois — y reste longtemps, pourquoi pas jusqu’à la fin de mes jours. Mais il faudrait pour cela ne pas l’emmerder avec mes questions kalachnikoviennes ou fureteuses. Que je perde l’habitude de lui infliger mes inutiles rengaines : tu m’aimes ? À quoi tu penses ? Est-ce que je t’ai manqué ? Comment c’était ? Il y a combien de temps que tu ne m’as pas embrassé ? À quand remonte ton dernier sourire ? Es-tu heureuse ? Et patati ? Et patata ? Devenir un homme normal, en somme. En ne lançant plus les points d’interrogation comme grains à la volaille. En maîtrisant ma déferlante curiosité.