Il me faisait remarquer avec malice que, moi, journaliste, je n’aurais jamais à ma disposition l’instrument qui lui permettait d’entrer plus avant dans la connaissance de l’autre : le stéthoscope. Pendant les interviews de quelques grands médecins qu’il m’est arrivé de faire, je pensais à mon père et je me demandais comment auraient réagi ses prestigieux confrères si j’avais sorti de ma poche un stéthoscope de presse me permettant, leur aurais-je expliqué, de connaître plus intimement leurs sentiments et leurs idées.
Selon mes parents, enfant, je ne posais pas plus de questions que mon frère aîné Nicolas ni que ma sœur cadette Marie-Lou. Et c’étaient à peu près les mêmes curiosités : Pourquoi le lait se sauve-t-il de la casserole en bouillant ? Pourquoi chaque enfant dort-il seul dans son lit alors que les parents dorment à deux ? Pourquoi fait-on des rêves où l’on a peur et où l’on est idiot ? Pourquoi le chat reste-t-il à la maison et ne va pas à une école pour chats ? Pourquoi un objet qu’on lâche tombe par terre ? Pourquoi papa et maman s’embrassent-ils sur la bouche et nous sur les joues ? D’où vient le vent et où va-t-il ? Bon, j’arrête, c’était, à quelques variantes près, le questionnaire habituel des familles avec enfants. Ah, si, toujours selon mes parents, il y eut un jour une question très originale qui les laissa perplexes, qui n’était pas de moi, mais de ma sœur : est-ce qu’il arrive aux poissons d’avoir soif ?
Ce n’est qu’après la confession de la veille de ma confirmation que, ayant découvert le confort de poser des questions, je décidai d’en jouir le plus souvent possible, en particulier au collège, puis au lycée. Je n’hésitais pas à interrompre un professeur pour lui demander une précision, pour lui soumettre une réflexion ou pour lui proposer une variante. Certains s’en irritaient, d’autres s’en accommodaient, d’autres encore m’en félicitaient. Je m’efforçais d’intervenir à bon escient, en sorte que, suivant les cours avec une attention sans faille, je fis des progrès dans des matières où j’avais jusqu’alors peu brillé. Je devins un bon élève.
Mon interventionnisme pendant les cours suscita chez mes camarades de la jalousie ou de l’ironie. Pour certains je n’étais qu’un fayot, un petit ambitieux qui faisait de la lèche aux profs pour obtenir sur son carnet d’excellentes notes que des louanges accompagneraient. Cette mauvaise réputation fut la première conséquence fâcheuse de mon entrée dans le monde chatoyant des questions.
Le baiser en question
Toutes les filles à qui je demandais : « est-ce que je peux te faire la cour ? » ne réagissaient pas de la même façon. Certaines disaient : « mais comment tu parles, toi ? » D’autres : « tu veux me draguer, c’est ça ? » J’observais que, inattendue, démodée, la question ravissait certaines et amorçait déjà leur séduction. On sortait de mai 68 et je trouvais qu’un retour à d’anciens usages faisait un contraste qui pouvait plaire.
Trente ans après, à une femme d’un certain âge que j’essayais de reconquérir, j’envoyai un mail qui se terminait ainsi : « Puis-je de nouveau te faire la cour ? » La formulation l’amusa et elle répondit favorablement.
Dans mes débuts amoureux, un peu par timidité, beaucoup parce que c’était ma manière de me comporter, je procédais par des demandes. « Je peux t’offrir un verre ? » « Je peux te raccompagner ? » « Tu peux me donner ton numéro de téléphone ? »
« Je peux t’embrasser ? », murmuré alors que ma bouche n’était qu’à quelques centimètres de la sienne, suscitait des réponses favorables mais ironiques : « Ben, qu’est-ce que t’attends ? » « Bien sûr, idiot ! » « Tu crois vraiment que tu as besoin d’une autorisation ? » « Si tu en as envie… » « Depuis le temps… » Il y en avait aussi qui ne répondaient pas et qui décollaient leurs lèvres pour le baiser.
Dix, vingt ans après ces premiers flirts qui, parfois, étaient allés plus loin, rencontrant par hasard ces jeunes filles devenues mères de famille, elles se rappelaient, non pas notre premier baiser, mais ma demande. « Tu es le seul homme qui m’a demandé l’autorisation de m’embrasser. C’était charmant. »
À ma sollicitation j’apportais des variantes.
« J’ai une folle envie de vous embrasser. »
« Ce n’est pas à ce moment du scénario que les amoureux s’embrassent ? »
« Pour un premier baiser, il faut toujours faire un vœu. Ce serait bien que tu en fasses un… »
« J’ai rêvé cette nuit que je vous embrassais sur la bouche. Vous voulez bien que je réalise mon rêve ? »
Il y avait des tu, il y avait des vous, il y avait toujours chez moi ce bavardage préparatoire au baiser. Pour la suite je me montrais moins prévenant. J’alternais les initiatives sans concertation et les envies négociées. Une constante quand même : j’ai toujours demandé la première fois à ma partenaire si elle préférait être déshabillée par mes soins ou se déshabiller elle-même. Les égocentriques, les orgueilleuses optent toujours pour un dévêtement égoïste dans la salle de bains.
Plus tard, j’ai interrogé un psychanalyste sur les raisons pour lesquelles je ne me lançais pas comme la plupart des hommes dans un premier baiser aussi soudain que conquérant. Pourquoi, au risque d’un refus, je proposais à la jeune fille ou à la jeune femme de l’embrasser.
— Par conscience professionnelle, me répondit-il.
— Pardon ?
— Vous n’étiez pas encore journaliste, mais vous alliez le devenir. Peut-être faisiez-vous déjà des interviews ?
— Oui, dans le journal de l’Université.
— Or, qu’est-ce qui est important dans une interview ? Les réponses de la personne interrogée à vos questions. Et d’où sortent ses réponses, ses phrases, ses mots ? De sa bouche. Pour vous, apprenti journaliste, plus tard, journaliste, la bouche de l’autre est primordiale. Elle est sacrée. C’est elle qui vous fait travailler, qui vous fait vivre. Sans la bouche de l’autre vous n’êtes rien. D’où votre crainte et votre respect de cette bouche, de ses lèvres, de sa langue. Vous ne foncez pas dessus comme une brute. Vous la regardez avec envie, avec circonspection, vous vous en approchez, et, de même que vous sollicitez une interview, vous sollicitez un baiser. C’est la même démarche. Votre conscience de journaliste vous y oblige.
C’était bien vu. D’ailleurs, les rares fois où, sans la prévenir, sans lui demander l’autorisation, j’ai embrassé une femme sur la bouche, j’ai eu la désagréable impression d’avoir commis une faute professionnelle.
Seigneur, qui était cette Marguerite, jeune Tarbaise inconnue, dont le lycéen Jules Laforgue, quinze ans, était amoureux, et qui resta pour lui une cruelle désillusion sentimentale ?
Seigneur, qui sont les assassins des sept religieux français de la communauté de Tibhirine, en Algérie, enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars 1996 ?
Seigneur, a-t-on raison d’attribuer à Léonard de Vinci l’escalier à double révolution du château de Chambord ?
Seigneur, chez les hyènes tachetées — et seulement chez les tachetées —, pourquoi la femelle est-elle plus grosse, plus forte et plus agressive que le mâle — ce qui est rare chez les mammifères — et pourquoi est-elle pourvue d’un clitoris géant par lequel naissent ses petits ?
Le joker de De Gaulle
M. Briffon était un professeur d’histoire très sympathique. L’on pouvait, après une heure de cours, prolonger celui-ci d’une manière informelle, dans des conversations sans protocole, détendues et souvent rieuses. Fils d’un diplomate qui fut l’un des premiers Résistants à rejoindre de Gaulle à Londres, il était un fervent gaulliste. La mort récente du Général l’avait beaucoup affecté. Mais il était assez débonnaire pour qu’on parlât avec humour de son grand homme.