J'ai fait le portrait de la terre.
J'ai parlé de cette Vallée, comme si c'était le lieu le plus important du monde. La poussée des volcans, les coulées de lave, les pluies de cendres pendant des siècles. La place de ce terrain, dans la classification des sols, entre latérite, steppe, sol éolien, toundra. La découverte du géographe russe Dokoutchaïev, son idée de faire le portrait d'une terre toujours en mouvement. Les glissements, les glaciations, le ruissellement des eaux, et au fond de la Vallée, ce creux qui recueillait l'humus des graminées, qui favorisait la fermentation et l'imprégnation des bactéries.
Mes mots résonnaient dans le patio de l'Emporio comme les mots d'une poésie. Les noms scientifiques que j'écorchais dans ma prononciation barbare, dans mes traductions approximatives. Je parlais du chernozem riche, qui contient plus de dix pour cent d'humus, et de l'autre extrême, la steppe et la forêt basse stériles de l'Asie centrale. Je parlais des sols lourds, gélatineux, couleur d'encre noire, mélanges de lœss et d'humus, jusqu'à plus d'un mètre de profondeur. J'ai dit qu'ils étaient noirs comme devait l'être la terre du jardin d'Éden. J'ai dit les vrais noms de la terre d'Éden, les noms qui résonnaient dans la cour de l'Emporio : Chernozem, Kastanozem, Phaeozem.
Je sentais monter en moi l'ivresse (je reconnais que j'avais bu plusieurs cubitas avant mon entrée en scène).Je ne pouvais pas détacher mon regard des visages tournés vers moi, ces visages impénétrables, impassibles, aux yeux cachés par l'ombre des orbites, il me semblait qu'il en allait de ma vie, de ma destinée, que je devais maintenir ces esprits sous mon empire, les empêcher de se détacher, de s'oublier, empêcher ces regards de se libérer du mien, ne fut-ce qu'une seule seconde. Je ne parlais plus d'humus, de potasse, de nitrate, ni même de ce qui faisait que la terre de cette Vallée produisait deux récoltes par an, ni de l'argent que les propriétaires en retiraient, les trésors géologiques qui se transformaient en dollars dans leurs comptes en banque.
Je parlais de la naissance de leur pays, des volcans qui avaient vomi leur lave et leur cendre, ces volcans pareils à des dieux, le Nevado de Colima, le Tancitaro, le Patamban, le Xanoato Jucatzio, qui avaient recouvert de leur sang les vallées et les plaines jusqu'à l'océan, les calderas, les plu tons, les cônes de cendre qui émergeaient de cette lave, les doubles sources d'eau bouillante et d'eau glacée qui jaillissaient, les geysers qui puisaient leurs jets de soufre à Ixtlan, je parlais de la grande faille qui cassait le continent et par laquelle coulait le fleuve Tepalcatepec, des tremblements de terre sous la mer, au large de Lázaro-Cárdenas, et des orages magnétiques.
Je leur parlais de la lente descente des glaciers, depuis le Wisconsin au nord des États-Unis, depuis le Saskatchewan au Canada, et qui avaient enserré les volcans après leur mort, et avaient broyé leurs arêtes en une fine poudre noire qui était entrée profondément à l'intérieur de la terre. Puis de la grande forêt de mélèzes et de pins, une forêt si épaisse que les rayons du soleil ne parvenaient pas jusqu'au sol.
Et c'était l'époque où les premiers hommes et les premières femmes étaient arrivés dans cette Vallée, non pas des hommes et des femmes comme ceux d'aujourd'hui, mais des hommes et des femmes comme des cerfs et des biches, comme des loups et des louves, qui dormaient le jour et marchaient la nuit, suivaient les pistes en goûtant les feuilles et en léchant les pierres, qui portaient dans un nid de branches leur dieu en feu, qui voyaient leurs ancêtres dans les rochers et dans l'eau des lacs, dans les grottes au flanc des montagnes, sur le volcan Curutaran, où ils avaient tracé leurs signes à la craie sur la pierre noire. Et quand les glaciers s'étaient retirés vers le nord, les forêts s'étaient embrasées sous la foudre et les flammèches des volcans, avaient brûlé pendant des siècles, la cendre s'était élevée dans le ciel et avait obscurci le soleil. Et sur cette terre brûlée les herbes poussaient librement, et avec elles venaient les troupeaux de buffles et de chevaux sauvages, les antilopes et les paresseux géants, les lions et les éléphants, et les hommes vivaient accrochés aux falaises brûlées, ils dessinaient sur leur corps et sur les rochers les chemins d'étoiles, les scolopendres, les oiseaux tonnerre.
J'ai parlé de ces siècles sans nombre pendant lesquels la Vallée et les plaines alentour formaient un océan de bromes sur lequel le vent polaire soufflait chaque hiver, sur lequel la pluie ruisselait chaque été, et le ciel noir jetait ses trombes, et les lacs apparaissaient, brillaient au soleil tels des miroirs d'argent, puis s'effaçaient, et la vie naissait dans ces eaux noires, entre les racines, imprégnait la terre de bactéries et de spores.
J'ai parlé de l'évapotranspiration, de la rhizosphère, des dépôts minéraux, fer, potasse, nitrate, et du mor, cet humus brut qui pénètre au fond des sols. J'ai parlé du corridor sombre qui parcourt le continent américain du nord au sud, de la terre grise boréale canadienne, de la steppe noire, des rocs rouges de fer jusqu'au sierozem clair du désert californien. Et c'est ce corridor que les hommes et les femmes empruntaient, voilà dix mille ans, en se nourrissant des herbes et des racines, en prélevant leur part sur les carcasses des grands ruminants. Et c'est au long de ce corridor qu'ils inventaient les plantes qui nourrissent le monde aujourd'hui, le maïs, la tomate, le haricot, la courge, la patate douce et la chayote. Ils les semaient et elles avançaient avec eux sur la route de cette terre noire, jusqu'à cette Vallée. Et un jour, après des milliers d'années, des guerres et des conquêtes, des meurtres et des famines, ils avaient semé une herbe nouvelle qui portait des fruits rouges et acides, venue de Chine et de France et d'Allemagne, cette herbe qui mange les doigts des enfants et qui mange la terre sans laisser la place à rien d'autre.
J'ai dit lentement les noms des variétés de fraisiers, ceux pour la plantation, ceux pour les usines de congélation, ceux pour les fabricants de confitures :
Est-ce que les habitants de la Vallée sont sensibles à la beauté des noms ? Ont-ils appelé ainsi leurs filles, en mémoire de toutes celles qui se hâtent à l'aube pour remplir les cartons ?
J'ai dit les noms des usines de congélation, pour lesquelles la moitié de la population de la Vallée travaille, depuis les jeunes enfants qui font la cueillette jusqu'aux femmes âgées qui emballent les fruits dans des poches en plastique. Et ces noms, dans la cour de l'Emporio, résonnaient en une litanie accusatrice et monotone, ils se substituaient aux noms que je ne pouvais pas prononcer, les noms des propriétaires terriens et des agents commerciaux qui puisaient leur or dans la terre noire, dans la sueur des péons, dans la douleur des petits doigts des enfants que l'acide des fraises ronge jusqu'au sang, jusqu'à faire tomber leurs ongles.
Je me suis arrêté un instant. L'assistance était figée, suspendue à mes paroles. Les visages, les yeux étaient tournés vers moi. Juste quelques secondes, le temps d'entendre le glouglou de la fontaine électrique au milieu du patio (une idée de Menendez pour faire « colonial »), et passant par-dessus les murs et les toits, le grondement des quatre par quatre et des SUV qui continuaient leur ronde autour de la place centrale. Le temps de penser à Lili, prisonnière quelque part dans la Zone, le temps d'imaginer entendre les battements lourds de la sono dans les jardins interdits.