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Avant que je ne renouvelle mon salut, le vieil homme m'a interpellé : « Qu'est-ce que vous cherchez ? » J'ai crié : « Campos. » Il me regardait sans une excessive amabilité : « Campos. Quel Campos ? » Je me suis approché, j'ai parlé des jésuites, de l'église. J'ai mentionné aussi le père Miguel Pro, et j'ai un peu menti en disant que j'étais historien. L'homme s'est radouci. Il a fait mine d'envoyer une pierre à son chien pour le faire taire.

« Les jésuites, ça fait longtemps qu'ils sont partis. — Quand sont-ils partis ? » Maintenant que le chien s'était calmé je pouvais entrer dans le hangar. L'homme était moins vieux que je ne l'avais cru, mais il avait un visage marqué, les yeux enfoncés dans les orbites, ses habits étaient sales et poussiéreux, il était pieds nus dans des sandales en pneu qui montraient ses ongles noircis et cassés. Ses yeux jaunes étaient vifs, ils me surveillaient.

L'homme a émis un petit rire avant de répondre à ma question : « Ou-ouh. Je n'étais pas né quand ils sont partis d'ici. C'était avant la révolution. — Et le père Pro ? — Lui, je l'ai connu, mais j'étais enfant quand ils l'ont tué. Il habitait ici. » Il montrait les ruines de l'autre côté du mur d'adobes. « Je me souviens de lui, c'était un bel homme, très grand avec des cheveux et la barbe très noirs. Plusieurs fois en passant il m'a tapoté la tête. » Il montrait l'arrière de son crâne comme si je pouvais mieux imaginer la scène.

« Ils l'ont fusillé là-bas, sur la place d'Ario, devant le palais municipal. Sur les douze soldats du peloton d'exécution, il n'y en a qu'un seul qui a tiré, à ce qu'on dit, et il lui a mis une balle dans le cœur. Et quelque temps après, on dit que celui qui a tiré sur le père est mort étouffé dans son sommeil, et que c'était la vengeance du père Pro. Tenez, je vais vous montrer quelque chose, puisque vous êtes historien. »

Il est allé fouiller dans le fond du hangar, et j'ai cru qu'il allait me montrer la balle qui avait tué le père Pro. II est revenu avec quelque chose qui ressemblait à un bout de tuyau. C'était un pommeau en laiton, énorme, complètement vert-de-grisé, d'où pendait une chaîne. Il me l'a tendu.

« Le Père aimait beaucoup les douches, a-t-il commenté.

Il avait fait venir celle-ci je ne sais pas d'où, des États-Unis, je crois. Matin et soir il se douchait, il tirait sur la chaîne et l'eau tombait du réservoir qu'il avait fait mettre sur le toit ».

Je lui ai rendu le pommeau. Le vieil homme avait du mal à croire que je ne sois pas captivé par l'histoire de la douche du père Pro. Et en même temps, ça me faisait quelque chose d'avoir tenu dans mes mains cet objet, d'imaginer ce grand bel homme avec ses cheveux et sa barbe noirs, bien vivant, en train de recevoir l'eau froide de la douche. Peut-être qu'il avait tiré sur cette chaîne le matin où les fédéraux étaient venus le chercher pour le fusiller.

« Et maintenant, qui est-ce qui habite ici, à Campos ? » Je montrais le haut mur qui dissimulait des secrets. Le vieil homme a eu un geste d'impatience.

« Pendant des années, c'est resté tel que c'était après la guerre. J'allais jouer dans les ruines, avec d'autres enfants, nous cherchions un trésor, on disait que les jésuites avaient enterré leur or quelque part avant de partir. Mais nous n'avons jamais rien trouvé, même pas un boulon. » Il a réfléchi un instant avant de répondre à ma question.

« Maintenant, ce sont des gens qui vivent là, des étrangers, des hippies (il prononçait hipiss, avec une jota forte), ils habitent dans les ruines, ils font pousser des légumes, ils ont des vaches, quelquefois ils me donnent un fromage, ou des fruits. Ils paient un loyer au propriétaire qui habite à Ario. »

J'ai sorti un paquet de cigarettes américaines. Nous nous sommes assis sur des chaises en plastique, à l'ombre de l'auvent. Devant nous, je voyais le haut mur d'adobes qui formait la frontière de Campos. Un peu plus loin, à droite, un grand portail en fer rouillé était fermé. Le ciel au-dessus de Campos était d'un bleu éblouissant, les deux montagnes sœurs des Cuates dominaient la Vallée de leurs formes parfaites. À l'ouest, du côté de l'océan, les volutes des alto-cumulus bourgeonnaient De temps à autre passaient des vols d'étourneaux qui se dirigeaient vers les grands champs, à l'autre bout de la Vallée. Autour d'une liane de juanmecate, enlacée aux montants bancals du hangar, des colibris vrombissaient en poussant leurs petits cris aigres.

Tout à coup je me demandais pourquoi j'étais venu. Dans l'espoir d'entrer à Campos, sans doute, de revoir Raphaël Zacharie, de continuer à lui poser des questions. Mû par la curiosité assurément, pour constater de mes propres yeux ce qu'était ce campement. Quelque chose de mystérieux, de presque angoissant se passait derrière ce mur. J'essayais de capter des bruits de voix humaine, des cris d'enfants, les échos d'une activité, des coups de marteau, des appels. Mais tout restait silencieux.

Le vieux fumait sans parler. Enfin il a grommelé : « J'ai l'idée… » Il cherchait ses mots. « Si vous voulez savoir, ils ne vont pas habiter encore longtemps par ici. » Il était clair que, pour cet homme, les habitants de Campos n'étaient pas légitimes. Ils étaient des intrus, des étrangers. J'allais lui demander pourquoi il pensait cela, mais il s'est remis à parler du père Pro. « Il disait la messe tous les matins à six heures, même pendant la révolution. Il avait une bonne qui sonnait la cloche de l'angélus, je me souviens très bien, cette grosse femme qui tirait sur la corde et la cloche s'agitait en haut de la tour, drinn-drinn, drinn-drinn. Mon père nous disait que nous ne devions pas aller dans l'église, que tout ça finirait mal. Il disait qu'avec sa maudite cloche, un jour, les soldats viendraient l'arrêter. Mais le père Pro était entêté, il voulait continuer à faire sonner la cloche, et quand les soldats sont venus le chercher, il a mis sa robe noire, avec son chapeau de curé, et c'est comme ça qu'ils l'ont fusillé. Il a sa tombe là-bas, dans le cimetière municipal, mais il n'y a rien dans le caveau. La vérité, c'est qu'il a été enterré dans un champ, et personne ne sait où. »

J'ai laissé le vieil homme à ses souvenirs, au fond de sa tanière. J'ai marché le long du mur. Le soleil avait déjà chauffé les briques, les lézards s'accrochaient aux interstices.

Je suis passé devant le grand portail. Sur le métal rouillé, on voyait les traces de coups, peut-être que les fédéraux avaient dû enfoncer la porte avec un madrier. Mais la serrure avait été changée, c'était une pièce en laiton toute neuve.

Au-dessus de la porte une marquise en bois et en tuiles romaines abritait de la pluie ou du soleil, mais je n'ai vu aucun nom, aucune sonnette pour aucun visiteur.

Je suis resté un moment devant la porte, à écouter. Plusieurs fois, j'ai cru entendre quelque chose, des voix de femmes, des cris d'enfants. Je ne sais pourquoi, ces bruits ne m'ont pas rassuré. Ils ont fait naître en moi une angoisse plus grande, comme si j'étais devant un lieu menacé, sur lequel planait la promesse d'une destruction imminente.

Un vent léger s'est levé, a fait trembler les feuilles des arbres de l'autre côté du mur. C'était peut-être ce mouvement que j'avais pris pour la preuve qu'il existait une vie humaine, une vie sociable dans cet endroit. Quand je suis reparti, le vieux était toujours assis sur sa chaise, à l'ombre du hangar, mais il n'a pas répondu à mon salut. Même le chien est resté coi.

Quelque temps après, Raphaël est venu à l'Emporio, une fin d'après-midi, alors que tout dormait dans la ville. À mon intention, il a déposé les premières pages de son cahier, où il avait écrit le titre en français, avec des lettres capitales maladroites,