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« Je n'ai pas le temps de poser d'autres questions. Sans le moindre signal, son de cloche ou claquement des doigts, tous les enfants se lèvent, ramassent les écuelles et vont les laver à la pompe, à tour de rôle. Les adultes se dirigent vers les plantations. »

« À Campos il n'y a pas de travail. Il n'y a pas de loisirs non plus.

« L'enseignement ne se fait pas dans une maison fermée, comme à Rivière-du-Loup. Il n'y a pas non plus un maître d'école debout sur une estrade qui parle en latin, ou qui écrit des chiffres sur un tableau noir. Ici, on enseigne en conversant, en écoutant des histoires, ou même en rêvant, en regardant passer les nuages.

« Chacun enseigne ce qu'il sait. Certains enfants deviennent des maîtres. Ils enseignent ce qu'on sait encore quand on est un enfant, et qu'on oublie en grandissant. Les petits ne voient pas les choses de la même façon. Ils ne pensent pas de la même façon. Ils ne sont pas occupés par les mêmes soucis. Pour eux la journée est longue comme une année, et le village de Campos est grand comme un pays. Ils sont des fourmis, c'est Jadi qui nous explique cela. Il les appelle ses fourmis, ses abeilles, ses colibris. Il dit que nous devons tous apprendre à être petits pour devenir des humains. »

« Tout le monde ne fait pas le même travail. Les hommes et les femmes ne font pas les mêmes travaux.

Les hommes font les travaux de force, ils coupent le bois, ils épierrent les champs. Quand je suis arrivé, le maïs venait d'être coupé, les hommes égrènent les épis avec leurs mains, les femmes nettoient les feuilles pour faire cuire les curindas et des gâteaux de maïs sucré qu'on appelle uchepos. Langue de Campos. »

« Je suis resté toute la première journée avec Oodham. Au début, je ne voulais pas qu'il soit mon tuteur. Je le repoussais, nous nous battions, et il fallait qu'un adulte vienne nous séparer. Ensuite il est devenu mon ami. Je l'accompagne dans le champ. Une partie du champ a brûlé, nous devons nettoyer la terre et enlever les pierres. Le soleil brûle ma nuque et mon visage, je ne peux aller jusqu'au bout. Je suis fatigué, mes yeux me font mal. Je m'assois sur une pierre et je me repose en regardant les hommes courbés à travailler. Pour la première fois je me sens libre.

« Vers le milieu du jour nous allons à nouveau sous le grand toit de feuilles au milieu du village. Les femmes et les jeunes filles viennent d'un autre côté et elles nous retrouvent sous le toit. Nous avons mangé des curindas et des uchepos, des haricots, et de la confiture de fraises. C'est Marikua qui a préparé la confiture, avec les filles.

« À Campos on ne mange jamais de viande, seulement des œufs. Les habitants disent que la viande n'est pas une bonne nourriture. Avec le lait des vaches, ils préparent du fromage frais qu'ils enveloppent dans des feuilles de maïs. Quand il y a un surplus, le fromage frais est vendu au village voisin, aux boulangeries et au marché. L'argent sert à acheter l'huile pour les lampes, du savon, des outils. Une ferme de champignons blancs est installée en haut du terrain, près des étables. Ce sont les femmes qui s'en occupent, Marikua, Adhara, et d'autres femmes. Les enfants ne peuvent pas entrer dans la ferme, de crainte des microbes qu'ils pourraient apporter.

« Le soir, au coucher du soleil, chacun a choisi sa maison pour dormir. Oodham m'a offert de passer la nuit avec lui, et j'ai hésité parce que je n'ai jamais dormi chez quelqu'un, et pendant le voyage j'ai pris l'habitude de coucher par terre, là où je suis. Je prends la natte de paille et la couverture que le Conseiller m'a données, et je vais chez Oodham, dans sa maison près du ruisseau. Sa maison est plus propre et plus fraîche que celle où j'ai dormi avec mon père la première nuit Oodham habite là avec d'autres garçons qui ont travaillé dans les champs.

« Dans la maison qui est tout en haut du village vit un couple, un homme nommé Christian et une femme très belle, avec de longs cheveux noirs. Oodham m'a dit son nom, c'est la première fois que je l'entends : Hoatu. Ils sont arrivés à Campos en même temps que le Conseiller. Oodham me dit que ce sont eux qui doivent diriger le camp, lorsque Jadi sera trop vieux.

« Je suis passé devant leur maison pour aller me laver au ruisseau, Hoatu était assise sur le rebord en bois de sa maison. Elle s'assoit d'une manière que je n'ai jamais vue. Elle noue sa longue robe entre ses jambes, elle a le pied gauche posé sur la cuisse droite, son corps à moitié allongé, appuyé sur son coude. Elle me regarde en souriant. Je sens une impression que je ne connais pas, quelque chose de chaud qui m'entoure et m'apaise.

« Cette nuit, je me suis endormi en rêvant à Hoatu. Je pense aussi à toutes les choses nouvelles que j'ai apprises au long de cette première journée à Campos. »

La lecture de ces feuillets m'a laissé dans un état étrange, proche de la rêverie.

La saison sèche était revenue, avec elle approchait la date de mon départ pour la vallée du Tepalcatepec, et pourtant j'avais du mal à m'éloigner de la Vallée. C'est alors que j'ai fait la connaissance d'

Orandino

Dahlia était revenue de Mexico totalement dépressive. Elle avait passé quinze jours avec son fils Fabio, dans l'appartement de Xochimilco où Hector cohabitait avec d'anciens révolutionnaires salvadoriens du Bloc. Ils avaient beaucoup parlé, beaucoup fumé, beaucoup bu, beaucoup chanté. Elle ne me l'a pas dit, mais j'ai compris qu'elle avait cédé et fait l'amour avec Hector. Elle avait passé l'essentiel du temps à serrer Fabio dans ses bras, à le caresser et à pleurer.

Je ne pouvais pas lui dire tout le mal que je pensais de son ex-mari et de ces soi-disant révolutionnaires dépassés par le temps, qui refaisaient le monde à l'abri de leur asile doré, proclamaient des anathèmes contre ceux qui étaient restés au pays, signaient des ordres d'expurgation, mais qui étaient incapables de s'occuper de leur propre famille. Ils manquaient de lucidité et de compassion. Je lui ai seulement dit :

« Pourquoi tu n'as pas ramené Fabio avec toi ? »

Je n'avais pas songé aux conséquences de ma question. Dahlia a d'abord pleuré, puis elle s'est mise à rire. Elle me serrait dans ses bras, elle m'embrassait, je sentais contre moi son corps, son haleine avinée, je goûtais à ses larmes, je mordais ses lèvres et ses seins. Elle était un animal très vivant, plein d'instincts et de passion, douée d'une force exceptionnelle. Elle me serrait entre ses cuisses puissantes, je touchais les tendons de son dos, de chaque côté de la colonne vertébrale, le treillis des muscles de son ventre. Elle frissonnait.

Nous sommes restés une partie de l'après-midi couchés sur le matelas dans le salon, nos corps trempés de sueur. Quand le soir est enfin arrivé, alors que la ronde des véhicules entamait sa giration autour de la place, nous nous sommes habillés pour marcher un peu.

Il faisait doux, le ciel fourmillait d'étoiles. Nous sommes allés au Ciné Chaplin, loin du centre-ville. On jouait un film russe, je n'ai pas bien compris, cela se passait dans la neige avec des chevaux, c'était de Parajanov. Nous sommes sortis avant la fin. Dahlia voulait rester, mais j'avais la nausée.

Nous avons marché jusqu'à la place. À un petit poste roulant, j'ai acheté des tacos et des jus de pastèque. Fumé assis sur un banc. Dahlia appuyait sa tête contre mon épaule. Elle m'a dit, à un moment : « Tu n'es pas comme lui, toi tu es gentil. Tu t'occuperais bien de mon fils. » Je n'étais pas sûr de ce qu'elle voulait que je réponde. « Oui, oui, mais c'est pour toi, pour lui et pour toi, il a besoin de toi autant que tu as besoin de lui. » Ça ne voulait rien dire, mais elle n'écoutait pas. Elle entendait ce qu'elle imaginait.