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« Tu sais, Daniel. » Elle avait la voix un peu assourdie, comme si elle faisait une confidence précieuse. « Si je pouvais avoir Fabio avec moi, si je pouvais l'avoir pour moi toute seule. » Elle regardait devant elle, avec une certaine lenteur dans son regard. « Je sais bien ce que je ferais. J'irais chez nous à San Juan, dans mon quartier de Loíza, et je ne reviendrais jamais ici. » Elle restait un moment silencieuse, elle reprenait de sa voix enrouée. « Je relèverais toute seule, je n'aurais besoin de personne, ce serait ma vie, tu comprends, mon assignation pour la vie. »

Elle a dit cela avec une gravité triste qui m'a mis des larmes dans les yeux. Et en même temps, je savais qu'à cause de son goût pour l'alcool elle ne parviendrait sans doute jamais à réaliser son projet, elle continuerait à être ballottée entre les hommes, à se noyer dans son désespoir.

Elle parlait toute seule, je crois que je ne l'écoutais plus vraiment. Elle parlait de la grande maison de Loíza, une maison en bois près du canal. Elle parlait des enfants des sidéens, certains déjà contaminés, sans cheveux et maigres à faire peur, des petits fantômes. Elle irait là-bas, avec Fabio, elle leur raconterait des histoires pour les faire rire, elle leur chanterait des chansons. Elle rêvait tout haut Je l'ai ramenée à l'appartement, je l'ai couchée sur le matelas. Au mois de mai, les pièces sont des fours. Je me suis couché à même le carrelage, avec une serviette roulée en guise d'oreiller. Je savais bien que tout cela ne pouvait pas durer. Nous avions accompli ensemble un bout du voyage, et nous allions partir chacun de notre côté.

Et cela n'a pas manqué d'arriver. Un jour, à la fin mai je crois, elle m'a annoncé :

« Daniel, je ne peux plus rester avec toi. » Je ne lui ai rien demandé, elle a dit : « Tu vas être en colère, tu vas m'en vouloir. » Je n'ai pas osé répondre que rien de ce qu'elle faisait ne pouvait me mettre en colère. J'ai pensé qu'elle ne comprendrait pas, qu'elle prendrait cela pour de l'indifférence, du je-m'en-foutisme. Pourtant c'était tout le contraire, car je l'aimais.

Cela se passait l'après-midi, je travaillais à la bibliothèque de l'Emporio sur un relevé pédologique de la Vallée. Quand il faisait chaud, il n'y avait personne à l'Emporio, j'avais l'impression d'être le seul chercheur. Je suis resté, le crayon suspendu au-dessus de la carte.

« Qu'est-ce qu'il se passe ? — C'est Hector. Thomas Moises l'a invité à l'Emporio, pour qu'il témoigne de la situation au Salvador, pour qu'il parle de Monseigneur Romero, de tous les prêtres assassinés. » Elle a ajouté, parce que dans son esprit ça devait justifier le reste : « Fabio sera là, je pourrai rester tout le temps avec lui. »

D'un seul coup, j'ai été étonné de ressentir de l'impatience, de la colère, de la jalousie presque. J'entendais un sifflement dans mes oreilles. J'avais l'impression d'une chute vertigineuse.

Je ne pouvais rien dire. Je n'avais rien à dire. C'était entendu dès le commencement que nous n'avions aucun droit l'un sur l'autre. Que nous avions été réunis par le hasard. Que Dahlia n'était pas amoureuse de moi, qu'elle était toujours unie à Hector, malgré le divorce, malgré les tromperies, malgré tout le mal qu'ils s'étaient fait. Et ce garçon de trois ans, Fabio, dont elle m'avait montré cent fois la photo, ce garçon qui lui ressemblait, les mêmes grands yeux noirs, les mêmes cheveux bouclés, cuivrés. Un jour, pour rire, je lui avais dit que Fabio, c'était le Niño Avilés, l'enfant prophète qui guide les marrons dans le roman d'Edgardo Rodríguez Juliá. Dahlia s'était mise en colère : « Je t'interdis, tu entends ? Je t'interdis absolument de parler de mon fils en quoi que ce soit ! » Sa voix sifflait, ses yeux brasillaient comme ceux d'une chatte furieuse. « Je t'interdis de prononcer son nom, seulement son nom ! Il n'y a que moi qui ai le droit, tu comprends ? »

Soudain j'étais devenu son ennemi. Je me souvenais de la réaction d'Ariana Luz quand j'avais attaqué Garci Lazaro, à la colline des anthropologues.

Peut-être que c'est cela qui sifflait dans mes oreilles et me donnait le vertige. Ma solitude. Le sentiment du vide, du très grand vide de mon existence.

J'ai rencontré Lili.

Je n'étais pas retourné à la Zone. On pouvait très bien vivre dans la Vallée sans se soucier de ce no man's land du vice et de la pauvreté. Moi j'ai toujours détesté le tourisme voyeur, ces incursions des petits-bourgeois des beaux quartiers dans les bidonvilles et les allées à putes des zones de misère. Les gosses du Texas et de la Californie qui vomissent chaque printemps leur dernière année de lycée dans les bars de Juárez, de Nogales, de Tijuana. Les touristes quinquagénaires venus d'Italie, de France, de Suisse pour tenter leur chance dans les pays imaginaires où ils espèrent que leur fric pourra leur permettre d'acheter la petite fille ou le jeune garçon qu'ils ont rêvé de violer dans leur ville. Ou simplement ces écrivains qui croient qu'un verre de bière bu sur la table crasseuse d'un tripot, dans l'air alourdi, dans le fracas des autocars déglingués, et la musique éraillée d'un juke-box à Cuba, à Manille, à Tegucigalpa, c'est ça, la vie.

Par Ariana Luz j'ai su où elle habitait.

J'étais toujours à la bibliothèque de l'Emporio, en train de feuilleter le Boletín de la Cuenca del Tepalcatepec pour recopier les cartes. Nous avons parlé de choses et d'autres, elle a tenu à m'apporter une précision : « Tu sais que Léon Saramago a laissé tomber l'enquête sur la Zone ? » J'ai dit sans conviction : « Ah ? Et pourquoi ? » Ariana me regardait de ses yeux méchants. « C'est toi qui le demandes ? Après ta sortie contre eux ? » J'étais étonné qu'elle puisse croire que j'aie eu la moindre influence. « Je ne te crois pas », ai je dit. Ariana a haussé les épaules : « L'hypocrite ! » Puis elle a raconté brièvement, à voix basse, comme si c'était un secret : « C'est Saramago, il est tombé sur un os, tu vois, avec Garci il voulait enquêter dans le quartier où vit cette fille, Lili, et ils sont allés là-bas deux ou trois fois, chez les Parachutistes à Orandino, quelqu'un a dû en parler, c'est arrivé à l'oreille de l'avocat Aranzas, il a dû avoir peur, il a dû se sentir menacé, et c'est Thomas Moises lui-même qui a dit que ça suffisait, que ça devenait, que ça pouvait avoir des conséquences politiques, il a dit à Garci Lazaro et à Léon Saramago que l'Emporio n'avait pas les moyens de se faire des ennemis, surtout Aranzas, et ils ont laissé tomber l'enquête, voilà, il n'y a plus de zone rouge, plus de liliana, le Terrible est intouchable. »

Je ne pouvais pas dire que la nouvelle me faisait énormément de peine.

J'ai demandé à Ariana : « Tu as l'adresse de cette fille, Lili ? »

Elle m'a regardé d'un air ironique : « Pourquoi, toi aussi tu veux la rencontrer ? »

J'ai fait semblant de ne pas comprendre l'allusion, j'ai dit : « Moi, je ne suis pas aux ordres d'Aranzas, je ne fais pas partie de l'Emporio. Je suis quelqu'un de passage, ça n'a pas d'importance. »

Ariana a semblé apprécier l'argument J'ai même cru percevoir une lueur d'amusement sur son visage sévère. « Après tout, ça n'est un secret pour personne. »

Elle m'a expliqué. Elle y était allée une fois, pour accompagner Garci. C'est au bord du canal, à côté de l'unique épicerie du coin. « Elle habite là. Une cabane plutôt sordide. — Elle vit avec un homme ? — Quand j'y suis allée, elle était avec une vieille femme, Doña Tilla, qu'elle appelle sa grand-mère, c'est tout ce que je peux dire. »

Ariana continuait à me regarder d'un air dubitatif.

« Tu vas vraiment y aller ? Tu sais, ce sont des gens dangereux, le quartier aussi. Peut-être que tu devrais demander à quelqu'un de t'accompagner. A Dahlia Roig, par exemple. » J'ai constaté que dans cette petite ville tout se savait. Un bref instant, cette pensée m'a irrité, et l'instant d'après je m'en foutais.