Mais tout est mieux que ta vie présente. Je voudrais te dire : pars, j'irai avec toi. Je te suivrai là où tu iras. Nous passerons ensemble la frontière à Palomas-Colombus, en coupant à travers le désert, la nuit. Tu connais les racines qui donnent à boire et à manger, le mezcal, les baies sauvages. Moi je connais les villes, les routes, les endroits où dormir. Nous prendrons les Greyhounds, nous irons vers le nord, peut-être jusqu'au Canada.
Elle soupire, elle dit : « Peut-être qu'on me tuera avant. » Elle dit cela sans changer de voix, sans excès dramatique. Cela sonne plus vrai. Je lui dis : « Personne ne te tuera là-bas. » Je voudrais ajouter, mais je n'ose pas : parce que tu es immortelle. Elle n'aurait pas compris.
Nous restons assis sur nos chaises, sans nous toucher, sans parler. Les camions reviennent des champs, dans des nuages de poussière. Ils débarquent les enfants, les femmes aux visages masqués par des foulards. Ils me regardent, ils doivent croire que je suis un de ces hommes qui volent les enfants et enlèvent les jeunes filles pour les vendre en esclavage.
Lili me protège. Elle maintient le monde dans sa nouveauté, avec son regard.
Lili, tu ne m'as pas interrogé, tu ne m'as pas demandé ce que je cherchais, pourquoi j'étais venu. Tu as dit seulement : « Et maintenant ? » Tu as l'âge du basalte des temples, tu es une racine impérissable. Tu es douce et vivante, tu as connu le mal et tu es restée nouvelle. Tu repousses la frange d'ordures au bord du canal, tu filtres l'eau noire de la lagune d'Orandino, tu fais briller les murs et les toits des maisons des Parachutistes.
Elle est entrée dans la maison. Doña Tilla l'appelle, pour un verre d'eau, une assiette de soupe. J'ai glissé dans mon rêve. J'ai laissé Lili, je suis parti sans me retourner, j'ai dépassé la boutique de Don Jorge où les enfants se pressent pour acheter leurs chiclés, leurs sacs de sodas. Le soleil tombe vers les collines, du côté de Campos. Les passereaux traversent le ciel vide dans la direction des grands eucalyptus, au bord de la route de Los Reyes. J'entre dans la Vallée qui gronde, les autos et les camions des fraisiers vont entamer leur ronde, les lueurs vertes et rouges vont s'allumer dans les jardins de la Zone, pour devancer minuit.
Hector s'est installé dans la villa d'un historien de l'Emporio, nommé Monsivas, porté sur l'alcool et qu'on a surnommé, pour cette raison, Don Chivas.
C'était dans le quartier chic de la Vallée, le quartier des Huertas, manguiers et goyaviers centenaires, rues pavées à l'ancienne, ombragées de flamboyants. Le quartier était séparé de la zone des Parachutistes par un canal d'irrigation. Mais de temps à autre les pauvres construisaient des ponts dans la nuit pour tenter une invasion. C'était une bataille de chaque instant. Les gardiens des Huertas, pour la plupart d'anciens flics au chômage engagés par les propriétaires, faisaient des rondes à travers les lotissements, chassaient les intrus à coups de matraque, ou sous la menace de leurs chiens-loups. Ils s'acharnaient aussi sur les ponts de planches, qui étaient reconstruits le lendemain.
C'est Dahlia qui m'a invité. Elle devait ressentir une vague culpabilité envers moi, ou bien elle voulait croire que sa vie avait repris un sens, et elle tenait à le manifester. À moins que ce ne fût par une sorte de malice, pour le plaisir de réunir son ex-mari et son ex-amant.
En y réfléchissant, il me semblait que j'étais une des causes annexes de sa dépression. Ma froideur, mon égoïsme, mon scepticisme quand elle me parlait de révolution. Pour elle, il n'y avait que cela qui comptait, hormis son fils : la révolution à venir, la lutte de Porto Rico contre l'impérialisme yankee. Elle cultivait l'image saint-sulpicienne du Che, non pas la photo romantique d'Alberto Díaz Gutiérrez, alias Korda, qu'on trouve sur tous les T-shirts du monde, mais le Che dans la selva bolivienne, quelques semaines avant sa mort, le visage fiévreux, mangé de barbe, les habits froissés, l'air d'avoir dormi sur un banc de gare. Déjà marqué par son destin.
Rien à voir avec l'absurde autocélébration des anthropologues sur leur colline caillouteuse. Hector était un militant de la révolution universelle.
En attendant, il campait dans le vaste living-room de Don Chivas. Assise à côté de lui j'ai reconnu Bertha, la femme de Don Chivas, une Suissesse-Allemande spécialiste de l'histoire ancienne que Don Thomas avait engagée à l'Emporio pour le luxe d'entretenir une authentique latiniste, dans un pays où cette langue était encore plus exotique que la langue des Tarasques. Les deux filles de Bertha, Athena et Aphrodite, cette dernière aussi laide et massive que sa mère.
Hector était habillé d'une sorte de tenue de combat, pantalon de toile et chemise kaki multipoche. Très brun, l'air d'un conquistador plutôt que d'un guérillero. Avec lui, un jeune garçon, plutôt un jeune homme de dix-huit à vingt ans, très indien, visage doux inexpressif, des yeux noirs en amande, et une bouche qui montrait une denture parfaite dont le blanc éblouissant ressortait sur son visage sombre. Curieusement, c'est Dahlia qui jouait la maîtresse de maison, versant le jus d'orange dans les verres, faisant circuler le plat d'amuse-gueules au cheddar et au jambon.
J'ai demandé des nouvelles de Fabio. Dahlia a mis un doigt sur ses lèvres. « Il dort, tu veux le voir ? » Elle montrait la chambre attenante au living-room, dont la porte était entrebâillée. Je n'ai pas osé. « Plus tard, peut-être, s'il ne se réveille pas. »
La conversation avait repris, roulant autour de la révolution au Salvador, des assassinats de prêtres, du massacre de Chalatenango. « Et aujourd'hui ? a demandé Don Chivas. Maintenant que tout ça est passé, qui va continuer la lutte ? »
Hector était debout, comme à la tribune. Ses yeux brillaient, il pétillait d'éloquence. Il devait avoir l'habitude de parler dans les salons. « Après la déclaration franco-mexicaine de 80, le monde a jugé Reagan et sa clique, sa prétendue coalition des bonnes volontés d'Amérique latine, tous vendus au pouvoir corrompu, à l'oncle Sam, vendus pour des armes, des prêts bancaires, des pourboires en dollars qu'ils mettent à l'abri à Cayman, à Antigua. C'est ça maintenant la lutte, il faut balayer cette boue, mais je peux te dire, compañero, que ça ne sera pas facile. » Il a parlé avec emportement de Cayetano, qu'il avait rencontré dans la forêt du côté de Chalatenango, un vrai révolutionnaire, pur et dur, formé au combat de rue, indifférent aux honneurs, à l'argent, à la mort.
« Pour nous », a commencé Don Chivas de sa voix un peu feutrée, et je me demandais si ce « nous » incluait les gens ici présents ou signifiait les spécialistes de l'histoire contemporaine dont il prétendait être un exemple éminent. « Pour nous, c'est un peu difficile de comprendre l'alliance du Front Farabundo Martí et de Salvador Cayetano, qui représentent la tendance marxiste au Salvador, avec l'Église catholique. » Il a tiré une bouffée de son cigarillo. « Et je vais te dire, il est encore plus difficile de comprendre l'alliance des catholiques, si progressistes soient-ils, avec l'armée révolutionnaire, qui n'a pas d'autre solution que la violence. Tout ça nous semble, comment dire ? un peu monstrueux, contre nature, non ? » Il s'est tourné vers moi et vers Dahlia, à la recherche d'une approbation. Il a terminé, avec componction, fier de sa comparaison : « Enfin, c'est vrai qu'il y a des exemples d'alliances bizarres, je pense à la révolution russe, l'Église n'est pas forcément du côté des puissants. » C'est là que la douce voix d'Angel, l'Indien, s'est fait entendre : « Ami, est-ce que ce n'est pas quand l'Église n'est pas du côté des pauvres et des révoltés que c'est difficile à comprendre ? »